Un jour de l’été 1774, alors qu’elle se trouve chez l’une de ses bonnes clientes, la comtesse d’Usson, pour y débattre de toilettes de cérémonie destinées à un mariage, un valet entre et annonce le duc de Chartres.
Avec une exclamation de surprise, Mme d’Usson se précipite pour offrir au prince la révérence rituelle oubliant la présence de Rose. D’abord fort ennuyée, celle-ci reprend vite ses esprits et, au lieu de sortir, va tranquillement s’asseoir près de la cheminée.
Cette attitude scandalise la duchesse qui demande à la jeune fille de disparaître mais celle-ci n’en fait rien et comme sa cliente s’indigne, elle déclare calmement qu’elle ne doit aucun respect à un prince qui s’est comporté avec elle de façon odieuse : il lui a offert tout ce qui pouvait tenter une pauvre fille mais comme elle refusait ses avances, il l’a menacée : d’abord de l’empêcher de travailler puis de l’enlever purement et simplement. Comme le prince vexé lui fait remarquer qu’elle oublie à qui elle s’adresse, Rose se lève enfin et plonge dans une irréprochable révérence :
— Que Monseigneur n’oublie pas lui-même son rang et je me souviendrai toujours de l’extrême distance qui existe entre lui et moi…
Puis sans se retourner, elle quitte l’hôtel d’Usson. Naturellement dès le lendemain l’histoire fait le tour de Paris et atteint Versailles. Quelques jours plus tard, la nouvelle reine de France, Marie-Antoinette – Louis XV vient de mourir – fait appeler Rose Bertin pour se faire montrer ses dernières créations.
Cette attitude qui pourrait paraître bizarre s’explique assez bien lorsque l’on sait que la Reine déteste le duc de Chartres la crânerie de Rose lui a plu. Ce que la jeune modiste va lui montrer lui plaît encore davantage. En présence d’une jeune femme aussi belle, Rose va donner toute la mesure de son talent en faisant confectionner en un temps record quelques robes de rêve. Dès lors, les deux femmes seront inséparables car Rose est nommée modiste de la Reine.
Presque chaque jour, à Versailles ou à Trianon, on voit arriver la voiture de Mlle Bertin, débordante de cartons d’où elle sort des choses ravissantes. Rose passe chez la Reine en priorité, laissant les duchesses attendre. En général, elle reste une heure avec la souveraine et ressort ensuite, l’air plus important que jamais pour regagner Paris à bride abattue. Elle rentre alors dans son Grand Mogol devenu en un rien de temps la première, la seule maison de Paris où les élégantes s’entassent patiemment en attendant leur tour de s’entretenir avec « Mademoiselle ».
Il n’est pas rare alors d’entendre la grande modiste lancer à la cantonade tout en traversant son magasin en coup de vent :
— Je viens de travailler avec la Reine !
Une respectueuse rumeur emplit alors la maison et Rose, l’air absorbé, consent enfin à recevoir dans son salon privé la première cliente. Avec elle, ce sera le triomphe des linons légers, des mousselines tendres, des taffetas changeants, des plumes immenses, des fleurs de tulle et de soie et des gigantesques paniers si difficiles à faire entrer dans un carrosse.
La clientèle s’accroissant chaque jour, Rose d’accord avec la Reine décide de ne se rendre à Versailles que deux jours par semaine mais on lui accorde une audience à faire rêver un ambassadeur et c’est alors qu’elle se rend à l’un de ces rendez-vous enviés que la prédiction de la bohémienne se réalise ; lorsqu’elle arrive à Trianon, Mlle Bertin se voit offrir le bras par le duc de Duras tandis qu’un petit page noir se précipite pour porter la courte traîne de la modiste afin qu’elle ne se mouille pas dans l’herbe du jardin.
L’imagination de Rose Bertin se donnant libre cours, la Reine peut avoir chaque jour une nouvelle robe ou une nouvelle coiffure. Ce sera le temps des poufs « au Sentiment », à l’« Inoculation », à la « Belle Poule », au « Janot », à la « Cagliostro », des polonaises à la « Poulette », à l’« Héroïsme d’Amour », des bonnets aux « Soupirs étouffés » à « l’Esclavage brisé », aux « Relevailles » (celles de la Reine) aux « Plaintes amères », à la « Bonne Maman », etc. Ce fut aussi le temps des coiffures à la « Quès Aco » sommées de plumes si longues que pour les porter, les élégantes ne pouvaient se tenir qu’à genoux dans leurs carrosses. Une folie de colifichets, une tempête de fanfreluches et d’idées folles soufflèrent sur les têtes féminines car, naturellement, toutes les femmes rêvaient de copier la Reine et cela leur coûtait fort cher.
Imperturbable, Rose continuait à accumuler sur la tête de ses clientes fleurs, légumes, bateaux, tout ce que l’actualité lui inspirait plus, bien entendu les plumes, toujours les plumes, encore plus de plumes au point que l’impératrice Marie-Thérèse, soupirant sur les folies de sa fille, l’appelle dans une lettre « la tête emplumée ».
Marie-Antoinette aime beaucoup sa modiste et lui réserve toujours le plus charmant accueil, d’où des jalousies que la vanité de Rose ne fait d’ailleurs rien pour adoucir. Elle règne, un point c’est tout et c’est ainsi que Marie-Antoinette devra s’entremettre personnellement pour que Mlle Bertin consente à travailler pour la princesse de Lamballe qu’elle n’aime pas.
Bientôt, elle habille presque toute l’Europe. Chaque saison, des poupées revêtues de ses dernières créations partent pour la Russie, le Portugal, l’Angleterre. Elle prépare le trousseau de l’infante de Portugal, habille la duchesse de Marlborough, des princesses espagnoles, la princesse de Wurtemberg, la Cour de Suède, celle de Savoie et bien d’autres. Elle finira par arracher à Mlle Pagelle sa dernière cliente : la comtesse Du Barry toujours ravissante.
Tout cela bien sûr représente beaucoup d’argent mais Rose devient moins riche qu’on pourrait le croire car ses clientes ne sont pas toutes bonnes payeuses et la Reine elle-même fait un peu traîner ses factures. Néanmoins, Rose s’offre une belle propriété à Épinay, une maison rue du Mail et transporte le Grand Mogol devenu trop petit rue de Richelieu… en avril 1789.
Hélas, le 14 juillet n’est pas loin et bientôt les belles clientes prennent le chemin de l’immigration en oubliant bien sûr de payer leurs dernières notes. Néanmoins, Rose Bertin reste fidèle à sa Reine avec un beau courage. Quand elle est prisonnière, c’est elle qui continue à la fournir mais il n’est plus question de luxe. Le dernier bonnet livré en mars 1793 sera celui que Marie-Antoinette portera pour marcher à l’échafaud… Aucun fournisseur, jamais, n’aura eu ce geste royal : quand le danger est venu rôder autour de la Reine, Rose Bertin a entassé ses factures dans sa cheminée et y a mis le feu afin que l’on ne puisse trouver chez elle d’autres motifs d’accusation. Mais après la mort de la Reine, Rose enfin s’éloigne.
Quand elle revient en 1795 et se fait rayer des listes d’émigration, elle n’a plus guère d’argent et aimerait rouvrir sa maison mais, avec la nouvelle mode gréco-romaine, Mlle Bertin fait un peu figure de vieille lune.
Elle le comprend, ne s’obstine pas et, quittant définitivement Paris, elle s’installe dans son domaine d’Épinay où, entourée de ses neveux et des quelques amis fidèles que son cœur généreux a su lui donner, elle regarde se dérouler sous ses yeux la grande aventure de l’Empire. Lorsqu’elle meurt, le 22 septembre 1813, c’est Leroy qui règne sur la mode…
On l’appelait : « Imperia »
LUCREZIA COGNATI
Un diamant brut…
Au cours de la dernière année du XVe siècle, on ne parle, à Rome, que de la mystérieuse maîtresse du vieux Paolo Trotta que ce Crésus cache jalousement. Ce qu’on en sait est peu de chose : elle s’appelle Lucrezia Cognati, elle vient du Borgo Nuovo où sa mère, la Dianora, exerce toujours le métier de courtisane. Son père, un amant de passage, était un Grec dont la mère prétendait qu’il était prince mais dont elle ne connaissait qu’un nom : Pâris. Il est vrai qu’avec un nom pareil… Mais au Borgo Nuovo, personne ne voyait jamais Lucrezia, cachée dans l’espoir de trouver le riche amateur de chair fraîche. Ce fut Trotta qui, en échange d’une grosse somme, emmena la petite chez lui où elle vit depuis gardée par des serviteurs muets achetés au marché aux esclaves de Venise.