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— Tirez-vous, sale ordure de flic.

Ses dents n’étaient pas blanches, et pourtant le contour de ses lèvres était ravissant, émouvant. Niémans fixa cette bouche, les contours aigus des pommettes, des sourcils, qui rayonnaient à travers la pâleur terne du visage. Peu importaient l’éclat du teint, la couleur des yeux, toutes ces illusions de lumières et de tons. La beauté était une affaire de ligne. D’esquisse. De pureté incorruptible. Le policier ne bougeait pas.

— Tirez-vous ! hurla la femme.

— Une dernière question. Rémy a toujours vécu à l’université. Quand a-t-il effectué son service militaire ?

Sophie Caillois s’immobilisa, décontenancée par la question. Elle enserra ses bras, comme si elle était brutalement saisie par un froid intérieur.

— Il ne l’a pas fait.

— Réformé ?

Elle acquiesça en inclinant la tête.

— Pour quel motif ?

Les yeux de la femme se braquèrent de nouveau sur le commissaire.

— Que cherchez-vous ?

— Pour quel motif ?

— Psychiatrie, je crois.

— Il souffrait de troubles mentaux ?

— Mais d’où sortez-vous ? Tout le monde se fait réformer pour des raisons psychiatriques. Ça ne veut rien dire. Vous simulez, vous dites n’importe quoi, vous êtes réformé.

Niémans n’ajouta rien, mais tout son être devait exprimer une sourde désapprobation. La femme toisa tout à coup sa coupe en brosse, son élégance stricte, et ses lèvres s’arquèrent en une grimace de dégoût.

— Putain de Dieu, tirez-vous.

Il se leva et murmura :

— Je vais m’en aller. Mais je veux que vous sachiez une chose.

— Quoi ? cracha-t-elle.

— Que cela vous plaise ou non, ce sont des gens comme moi qui attrapent les assassins. Ce sont des gens comme moi qui peuvent venger votre mari.

Durant quelques secondes, les traits de la femme se pétrifièrent, puis son menton se troubla. Elle fondit en sanglots. Niémans tourna les talons.

— Je l’attraperai, dit-il.

Dans l’encadrement de la porte, il cogna le mur et jeta par-dessus son épaule :

— Bon Dieu, je vous le jure : j’attraperai le fils de pute qui a tué votre mari.

Dehors, une clarté de mercure lui sauta à la face. Des taches noires dansaient sous ses paupières. Niémans vacilla quelques secondes. Il s’efforça de marcher calmement jusqu’à sa voiture, alors que les halos sombres se transformaient peu à peu en visages de femme. Fanny Ferreira, la brune. Sophie Caillois, la blonde. Deux femmes fortes, intelligentes et agressives. Des femmes telles que le policier n’en tiendrait sans doute jamais dans ses bras.

Il donna un violent coup de pied dans une corbeille de ferraille obstruée, fixée à un pylône, puis il regarda son pager, comme par réflexe.

L’écran clignotait : le médecin légiste venait de terminer l’autopsie.

7

A l’aube du même jour, à deux cent cinquante kilomètres de là, plein ouest, le lieutenant de police Karim Abdouf achevait la lecture d’une thèse de criminologie sur l’utilisation des empreintes génétiques dans les affaires de viol et de meurtre. Le pavé de six cents pages l’avait tenu en éveil pratiquement toute la nuit. Il fixait maintenant les chiffres du réveil à quartz qui sonnait :

07 :00.

Karim soupira, balança la thèse à l’autre bout de la pièce, puis partit dans la cuisine se préparer du thé noir. Il revint dans le salon — qui était aussi sa salle à manger et sa chambre à coucher — et scruta les ténèbres à travers la baie vitrée. Front contre le verre, il évalua ses chances d’effectuer un jour une enquête génétique dans le bled infâme où il avait été muté. Elles étaient nulles.

Le jeune Beur observait les réverbères qui clouaient encore les ailes brunâtres de la nuit. Un noyau d’amertume lui bloquait la gorge. Même au plus fort de ses activités criminelles, il avait toujours su éviter la prison. Et voilà qu’à vingt — Neuf ans, devenu flic, on l’enfermait dans une prison plus merdique encore : une petite ville de province, écrasée d’ennui, au cœur d’un lit de rocailles. Une prison sans murs ni barreaux. Une prison psychologique, qui le consumait à petit feu.

Karim se prit à rêver. Il se vit en train de coffrer des tueurs en série, grâce à des analyses d’ADN et des logiciels spécialisés, comme dans les films américains. Il s’imagina à la tête d’une équipe de scientifiques étudiant la cartographie génétique des criminels. A force de recherches, de statistiques, les spécialistes isolaient une sorte de rupture, de faille, quelque part dans la chaîne chromosomique et identifiaient cette fêlure comme la clé même de la pulsion criminelle. A une certaine époque, on avait déjà parlé d’un double chromosome Y qui aurait caractérisé les meurtriers, mais cette piste s’était révélée fausse. Dans le rêve de Karim pourtant, une nouvelle « faute d’orthographe » était mise en évidence dans l’assemblage des lettres du cycle génétique. Et c’était Karim lui-même qui permettait cette découverte, grâce à ses arrestations sans trêve. Soudain le jeune flic ne put réprimer un frisson.

Il savait que, si cette « faute » existait, elle courait également dans ses veines.

Pour Karim, le mot « orphelin » n’avait jamais rien signifié. On ne pouvait regretter que ce qu’on avait connu et le Maghrébin n’avait jamais rien vécu qui ressemblât, de près ou de loin, à une vie de famille. Ses premiers souvenirs consistaient en un coin de linoléum et une télévision noir et blanc, dans le foyer de la rue Maurice-Thorez, à Nanterre. Karim avait grandi au cœur d’un quartier sans grâce et sans couleur. Des pavillons côtoyaient des tours, des terrains vagues se muaient progressivement en cités. Et il se souvenait encore de ses parties de cache-cache avec les chantiers, qui gagnaient peu à peu du terrain sur les chiendents de son enfance.

Karim était un môme oublié. Ou trouvé. Tout dépendait du point de vue où on se plaçait. Dans tous les cas, il n’avait jamais connu ses parents et rien, dans l’éducation qu’on lui avait ensuite dispensée, n’était jamais venu lui rappeler ses origines. Il ne parlait pas très bien l’arabe, ne possédait que quelques vagues notions de l’islam. Rapidement, l’adolescent s’était affranchi de ses tuteurs — les éducateurs du foyer, dont la bonne volonté et la simplicité lui donnaient envie de gerber — et s’était livré à la ville.

Il avait alors découvert Nanterre, un territoire sans limites, strié de larges avenues, ponctuées de cités colossales, d’usines, de bâtiments administratifs, où circulaient des passants inquiets, fripés, vêtus de sales frusques et familiers des lendemains qui ne chantaient jamais. Mais la misère ne choquait que les riches. Et Karim ne remarquait pas la pauvreté qui poissait tout dans cette ville, du plus infime matériau jusqu’aux rides ravinées des visages.

Il gardait au contraire des souvenirs émus de son adolescence. Le temps de la punkitude, du No Future. Treize ans. Les premiers potes. Les premières meufs. Paradoxalement, Karim surprit, dans la solitude et la tourmente de la puberté, des raisons d’aimer et de partager. Après son enfance orpheline, la période du mal-être adolescent fut pour lui comme une seconde chance de rencontre, où il put s’ouvrir aux autres, au monde extérieur. Aujourd’hui encore, Karim se souvenait de cette époque avec une netteté de cristal. Les longues heures dans les brasseries, à jouer des coudes près des flippers en ricanant avec les potes. Les rêveries infinies, la gorge en tresse, à songer à quelque nana aperçue sur les marches du lycée.

Mais la banlieue cachait aussi son jeu. Abdouf avait toujours su que Nanterre était triste et sans retour. Il découvrit que la ville était aussi violente et mortelle.