Mais il n’avait pas trouvé Marcel.
Cinq jours plus tard, il apprit qu’on avait retrouvé le corps de son ami au fond d’une cave, les mains grillées, le visage tailladé, les ongles vrillés à la perceuse. Marcel avait été torturé à mort, avant d’être achevé d’un coup de shotgun dans la gorge. Karim ne fut pas étonné par la nouvelle.
Son ami consommait trop et étiolait les doses qu’il vendait. Son commerce était devenu une course contre la mort. Coup de hasard, le même jour, le flic reçut sa carte d’inspecteur, tricolore et flamboyante. Il vit, dans cette coïncidence, un signe. Il recula dans l’ombre et sourit en songeant aux assassins de Marcel. Ces salopards ne pouvaient prévoir que Marcel avait un pote policier. Ils ne pouvaient prévoir non plus que ce flic n’hésiterait pas à les tuer, au nom d’un passé révolu et de la conviction profonde que, putain, non, la vie ne pouvait être aussi dégueulasse.
Karim se mit en quête.
En quelques jours il obtint le nom des tueurs. On les avait vus avec Marcel, peu de temps avant le moment présumé du meurtre. Thierry Kalder, Eric Masuro, Antonio Donato. Le Beur fut déçu : il s’agissait de trois camés aux petits bras qui avaient sans doute voulu arracher à Marcel le lieu où il planquait sa came. Karim s’informa avec plus de précision : ni Kalder ni Masuro n’avaient pu torturer Marcel. Pas assez givrés. Donato était le coupable. Rackets et violences sur des mômes. Proxénétisme de mineures sur fond de chantiers. Camé jusqu’à l’os.
Karim décida que son sacrifice suffirait à sa vengeance.
Il devait agir vite : les flics de Nanterre qui lui avaient livré ces renseignements recherchaient aussi les fils de pute. Karim se jeta dans les rues. Il était de Nanterre, il connaissait les cités, il parlait le langage des gosses. En une journée seulement il localisa les trois drogués. Ils étaient installés dans un immeuble dévasté, près d’un des ponts autoroutiers de Nanterre-Université. Un lieu qui attendait d’être détruit en vibrant sous les fracas des voitures qui passaient à quelques mètres des fenêtres.
Il se rendit à midi dans l’immeuble en ruine, ignorant le vacarme de l’autoroute, le soleil brûlant de juin. Des enfants jouaient dans la poussière. Ils fixèrent le grand mec aux allures de rasta qui pénétrait dans le bâtiment ravagé.
Karim franchit le hall aux boîtes aux lettres éventrées, grimpa les escaliers quatre à quatre et perçut, à travers le grondement des voitures, les battements significatifs de la musique rap. Il sourit en reconnaissant A Tribe Called Quest, un album qu’il écoutait déjà depuis plusieurs mois. Il écrasa la porte d’un coup de pied et dit simplement : « Police ». Une décharge d’adrénaline déferla dans ses veines. C’était la première fois qu’il jouait au flic sans peur.
Les trois mecs restèrent frappés de stupeur. L’appartement était empli de gravats, les cloisons étaient arrachées, des canalisations se dressaient de toutes parts, une télé trônait sur un matelas éventré. Un modèle Sony, dernier cri, sans doute braqué la nuit précédente. A l’écran, un film porno déployait ses chairs blafardes. Le blaster vrombissait dans un coin, secouant la poussière de plâtre.
Karim sentit son corps se dédoubler et flotter dans la pièce. Il vit du coin de l’œil des autoradios posés en vrac au fond de la pièce. Il vit les sachets de poudre déchirés sur un carton retourné. Il vit un fusil à pompe parmi des boîtes de cartouches. Il cadra aussitôt Donato, d’après la photo anthropométrique qu’il tenait dans sa poche, une figure pâle aux yeux clairs, saillante d’os et de cicatrices. Puis les deux autres, recroquevillés dans leur effort pour sortir de leurs rêves chimiques. Karim n’avait toujours pas dégainé son arme.
— Kalder, Masuro, disparaissez.
Les deux hommes tressaillirent en entendant leur nom. Ils hésitèrent, se lancèrent un regard dilaté, puis se glissèrent vers la porte. Restait Donato, qui tremblait comme une aile d’insecte. Soudain il se rua sur le fusil. Karim écrasa sa main, au moment où elle agrippait la crosse, lui balança un coup de pied dans le visage — il portait des chaussures à bouts ferrés — sans lâcher sa prise de son autre talon. La jointure du bras craqua. Donato poussa un cri rauque. Le flic empoigna l’homme et l’accula contre un vieux matelas. Le rythme sourd de A Tribe Called Quest continuait.
Karim dégaina son automatique, qu’il portait dans un baudrier à sangle velcro, côté gauche, et enveloppa sa main armée dans un sac en plastique transparent — un polymère spécifique, ininflammable, qu’il avait apporté. Il serra ses doigts sur la crosse quadrillée. Le type leva les yeux.
— Qu’est-ce… putain… qu’est-ce que tu fous ?
Karim fit monter une balle dans le canon et sourit.
— Les douilles, mec. T’as jamais vu ça dans les téléfilms ? C’est essentiel de pas laisser trainer les douilles…
— Mais qu’est-ce que tu veux ? T’es un flic ? T’es sûr que t’es un flic ?
Karim marquait la cadence avec la tête. Il dit enfin :
— Je viens de la part de Marcel.
— Qui ?
Le flic lut dans le regard du mec l’incompréhension. Il saisit que le Rital ne se souvenait pas de l’homme qu’il avait torturé à mort. Il saisit que Marcel, dans la mémoire du camé, n’existait pas, n’avait jamais existé.
— Demande-lui pardon.
— Qu… quoi ?
La lumière du soleil dégoulinait sur le visage luisant de Donato. Karim braqua son arme enveloppée de plastique.
— Demande pardon à Marcel ! haleta-t-il.
L’homme sut qu’il allait mourir et hurla :
— Pardon ! Pardon, Marcel ! Bordel de merde ! Je te demande pardon, Marcel ! Je…
Karim lui tira deux fois dans le visage.
Il récupéra les balles dans les fibres calcinées du matelas, enfourna les douilles brûlantes dans sa poche puis sortit sans se retourner.
Il pressentait que les deux autres types allaient rappliquer, avec du renfort. Il attendit quelques minutes dans le hall d’entrée puis aperçut Kalder et Masuro, accompagnés de trois autres zombies, arrivant au pas de charge. Ils s’engouffrèrent dans l’immeuble par les portes branlantes. Avant qu’ils n’aient pu réagir, Karim se dressa devant eux et plaqua Kalder contre les boîtes aux lettres. Il brandit son arme et hurla :
— Tu parles, tu es mort. Tu me cherches, tu es mort. Tu me tues, et c’est perpèt’. Je suis flic, putain d’enculé ! Flic, tu comprends ça ?
Il balança l’homme à terre et sortit dans le soleil, écrasant sous ses pas des tessons de verre.
C’est ainsi que Karim dit adieu à Nanterre, la ville qui lui avait tout appris.
Quelques semaines plus tard le jeune Beur téléphona au commissariat de la place de la Boule à propos de l’enquête. On lui expliqua ce qu’il savait déjà. Donato avait été tué, à priori par deux balles de calibre 9 mm parabellum, mais on n’avait retrouvé ni les balles ni les douilles. Quant aux deux comparses, ils avaient disparu. Affaire classée. Pour les flics. Pour Karim.
L’Arabe avait demandé à être intégré à la BRI, quai des Orfèvres, spécialisée en filatures, flagrants délits et « saute-dessus ». Mais ses résultats jouèrent contre lui. On lui proposa plutôt la Sixième Division — la brigade antiterroriste — afin d’infiltrer les intégristes islamistes des banlieues chaudes. Les flics beurs étaient trop rares pour ne pas profiter de celui-là. Il refusa. Pas question de jouer les indics, même chez des assassins fanatiques. Karim voulait arpenter le royaume de la nuit, traquer les tueurs, les affronter sur leur propre terrain et sillonner ce monde parallèle auquel il appartenait. On n’apprécia pas son refus. Quelques mois plus tard, Karim Abdouf, sorti major de l’école de police de Cannes-Écluse, meurtrier inconnu d’un camé psychopathe, fut muté à Sarzac, dans le département du Lot.