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— Ce ne sont pas les skins.

Crozier alluma sa pipe. Son tabac grésilla comme un bouquet de luzerne.

— C’est d’accord, souffla Crozien.

— Après Caylus, je mène l’enquête ?

— Seulement si j’ai ton rapport avant treize heures. De toute façon, on aura très vite les mecs du SRPJ sur le dos.

Le jeune flic s’achemina vers la porte. Ses doigts serraient la poignée quand le commissaire le rappela :

— Tu verras : je suis sûr que les skins vont adorer ton style.

Karim claqua la porte sous l’éclat de rire du vieux briscard.

10

Un bon flic se devait de connaître l’ennemi en profondeur. Tous ses visages, tous ses aspects. Et Karim était incollable sur le sujet des skins. Du temps de Nanterre, il les avait affrontés plusieurs fois, lors de combats sans merci. Du temps de l’école des inspecteurs, il leur avait consacré un rapport détaillé. En roulant à fond en direction de Caylus, l’Arabe passa en revue ses connaissances. Une façon pour lui d’évaluer ses chances face aux salopards.

Il se remémorait surtout les uniformes des deux tendances. Tous les skins n’étaient pas d’extrême droite. Il y avait aussi les Red Skins, constitués en front d’extrême gauche. Multiraciaux, surentraînés, privilégiant un code d’honneur, ils étaient tout autant dangereux que les néo-Nazis, sinon plus. Mais face à eux, Karim avait quelque chance de s’en sortir. Il récapitula brièvement les attributs de chacun. Les fachos portaient leur bomber, le blouson de l’armée de l’air anglaise, à l’endroit : côté vert luisant. Les Reds au contraire le portaient à l’envers, côté orange fluo. Les fafs bouclaient leurs chaussures de docker avec des lacets blancs ou rouges. Les gauchos avec des jaunes.

Aux environs de onze heures, Karim stoppa devant le hangar désaffecté « Les eaux de la vallée ». L’entrepôt se mêlait au bleu du ciel pur, avec ses hautes parois de plastique ondulé. Une DS noire était garée devant la porte. Le temps de quelques préparatifs et Karim jaillit dehors. Les affreux devaient être à l’intérieur, à cuver leur bière.

Il marcha jusqu’au hangar, s’efforçant de respirer lentement, en scandant les sentences de sa réalité immédiate.

Blousons verts et lacets blancs ou rouges : des fafs. Blousons orange et lacets jaunes : des rouges.

Alors seulement il aurait une chance de s’en tirer sans dégâts.

Il inspira à fond et fit coulisser la porte sur son rail. Il n’eut pas besoin de regarder les lacets pour savoir où il venait de pénétrer. Sur les murs, des croix gammées se dressaient, bombées à la peinture rouge. Des sigles nazis côtoyaient des images de camps de concentration et des photos agrandies d’Algériens torturés. Dessous, une horde de tondus en blousons verts l’observaient. Leurs Doc Martin’s à coques de fer luisaient dans l’ombre. Extrême droite, tendance dure. Karim savait que tous ces mecs portaient, tatouées à l’intérieur de la lèvre inférieure, les lettres SKIN.

Karim se concentra sur lui-même, position de lynx, et chercha leurs armes du regard. Il connaissait l’arsenal de ce genre de tarés : coups-de-poing américains, battes de base-ball et pistolets d’autodéfense à double charge de grenaille. Les salopards devaient aussi cacher quelque part des fusils à pompe, chargés de « gomme-cogne » — des chevrotines en caoutchouc.

Ce qu’il aperçut lui parut bien pire.

Des birds. Des skins au féminin, arborant des têtes tondues, excepté des choupettes qui éclataient sur le front et des longues mèches qui dégoulinaient sur les joues. Des oiseaux bien gras, saturés d’alcool, sans doute plus violentes encore que leurs mecs. Karim déglutit. Il comprit qu’il n’avait pas affaire à quelques chômeurs désœuvrés, mais à une véritable bande, sans doute en planque ici, à attendre quelque contrat de tabassage. Il voyait ses chances de s’en sortir s’amenuiser à grande vitesse.

L’une des femmes but une lampée de mousse, ouvrit toute grande la gueule pour roter. A l’attention de Karim. Les autres éclatèrent de rire. Ils étaient tous de la taille du policier.

Le Beur se concentra pour parler haut et ferme :

— OK les mecs. Je suis flic. Je suis venu vous poser quelques questions.

Les types approchaient. Flic ou pas flic, Karim était avant tout arabe. Et que valait la peau d’un Arabe dans un hangar bourré de tels enfoirés ? Et même aux yeux d’un Crozier et des autres policiers ? Le jeune lieutenant frémit. Un dixième de seconde il sentit l’univers faillir sous ses pas. Il eut le sentiment d’avoir contre lui toute une ville, un pays, le monde peut-être.

Karim dégaina et brandit son automatique vers le plafond. Le geste stoppa les assaillants.

— Je répète : je suis flic et je veux la jouer réglo avec vous.

Lentement, il posa son arme sur un baril rouillé. Les crânes rasés l’observaient.

— Je laisse le flingue ici. Personne n’y touche pendant que nous parlons.

L’automatique de Karim était un Glock 21 — un de ces nouveaux modèles à 70 % en polymère, ultraléger. Quinze balles dans la crosse plus une dans le canon et viseur phosphorescent. Il savait que les mecs n’en avaient jamais vu. Il les tenait.

— Qui est le chef ?

Le silence pour toute réponse. Karim fit quelques pas et répéta :

— Le chef, bon sang. Ne perdons pas de temps.

Le plus grand s’avança, tout son corps prêt à partir en une ruade de violence. Il avait l’accent rocailleux de la région.

— Qu’est-ce qu’y nous veut, le raton, là ?

— J’oublie que tu m’as appelé comme ça, mec. Et on parle juste un moment.

Le skin approchait, en hochant la tête. Il était plus grand et plus large que Karim. Le Beur songea à ses nattes et au handicap qu’elles constituaient : ses dreadlocks offraient une prise idéale en cas d’affrontement. Le skin avançait toujours. Les mains ouvertes, tels des poulpes de métal.

Karim ne cédait pas d’un millimètre. Un coup d’œil sur la droite : les autres se rapprochaient de son arme.

— Alors, le bougnoule, qu’est-ce que tu…

Le coup de tête partit comme un obus. Le nez du skin s’encastra dans son visage. L’homme se plia en deux, Karim pivota sur lui-même et lui décocha un coup de talon sur la glotte. Le voyou s’arracha du sol pour retomber deux mètres plus loin, dans une cambrure de douleur.

L’un des skins se rua sur le flingue et écrasa la détente. Rien. Juste un déclic. Il tenta d’armer la culasse mais le chargeur était vide. Karim dégaina un second automatique, un Beretta, glissé dans son dos. Il braqua les crânes rasés, à deux mains, bloquant sa victime sous son talon, et hurla :

— Vous avez vraiment cru que j’allais laisser un flingue chargé à des tarés dans votre genre ?

Les skins étaient pétrifiés. L’homme à terre gémit, asphyxié :

— Enculé… « Réglo », hein ?…

Karim lui balança un coup de pied dans l’entrejambe. Le type hurla. Le flic s’agenouilla et lui tordit l’oreille. Les cartilages craquèrent sous ses doigts.

— Réglo ? Avec des ordures comme vous ? (Karim éclata d’un rire nerveux.) Je meurs… Tournez-vous là-bas ! Les mains contre le mur, putains de connards ! Vous aussi, les pouffiasses !

Le flic tira dans les néons. Une lueur bleutée jaillit, la rampe de tôle ricocha contre le plafond avant de se décrocher et de s’écraser au sol dans une explosion de flammèches. Les « terreurs » trottinèrent dans tous les sens. Lamentables. Karim hurlait à se fêler les cordes vocales :

— Videz vos poches ! Un geste, et je vous fais sauter les rotules !

Karim voyait la pièce à travers des battements sombres. Il planta son canon dans les côtes du chef et demanda plus bas :