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Le commissaire se redressa.

— Quoi ?

— Rémy Caillois n’avait pas d’empreintes digitales.

— C’est-à-dire ?

— Il avait les mains corrodées, usées au point qu’il n’apparaissait plus sur ses doigts aucun sillon, aucune empreinte. Il s’est peut-être brûlé dans un accident. Mais c’est un accident qui remonte à loin.

Niémans interrogea du regard Barnes, qui haussa les sourcils en signe d’ignorance.

— On verra ça, grommela le commissaire.

Il se rapprocha du médecin, jusqu’à frôler sa parka.

— Que pensez-vous de ce meurtre, vous, personnellement ? Comment le ressentez-vous ? Quelle est votre intuition profonde de toubib, face à ce supplice ?

Costes ôta ses lunettes et se massa les paupières. Quand il replaça ses verres, son regard semblait plus clair, comme astiqué. Et sa voix plus ferme :

— Le meurtrier suit un rite obscur. Un rite qui devait s’achever dans cette position de fœtus, au creux de la roche. Tout cela semble très précis, très mûri. Ainsi, la mutilation des yeux doit être essentielle. Il y a aussi l’eau. Cette eau sous les paupières, à la place des yeux. Comme si le tueur avait voulu rincer les orbites, les purifier. Nous sommes en train d’analyser cette eau. On ne sait jamais. Peut-être contient-elle un indice… Un indice chimique.

Niémans balaya ces derniers mots d’un geste vague. Costes parlait d’un rôle purificateur. Le commissaire, depuis sa visite au petit lac, songeait lui aussi à une opération de catharsis, d’apaisement. Les deux hommes se rejoignaient sur ce terrain. Au-dessus du lac, le tueur avait voulu laver la souillure — peut-être simplement purifier son propre crime ?

Les minutes s’écoulèrent. Personne n’osait plus bouger. Niémans murmura enfin, en ouvrant la porte de la salle :

— Retournons au boulot. Le temps presse. Je ne sais pas ce que Rémy Caillois avait à avouer. J’espère simplement que cela ne va pas déclencher d’autres meurtres.

12

De nouveau, Niémans et Joisneau rejoignirent la bibliothèque. Avant d’entrer, le commissaire jeta un bref regard au lieutenant : ses traits étaient décomposés. Le policier lui frappa dans le dos, en soufflant comme un sportif. Le jeune Eric répondit par un sourire sans conviction.

Les deux hommes pénétrèrent dans la grande salle des livres. Un spectacle étonnant les attendait. Deux officiers de police judiciaire, mine tracassée, ainsi qu’une escouade de gardiens de la paix en bras de chemise, avaient investi la bibliothèque et se livraient à une fouille approfondie. Des centaines de livres étaient déployés devant eux, en blocs, en colonnes. Interloqué, Joisneau demanda :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un des officiers lui répondit :

— Eh ben, on fait comme on a dit… On recherche tous les livres qui parlent du mal, des rites religieux et…

Joisneau lança un coup d’œil à Niémans. Il paraissait ulcéré par les allures incertaines de cette opération. Il hurla contre l’OPJ :

— Mais je vous avais dit de consulter l’ordinateur ! Pas de chercher des livres dans les rayonnages !

— Nous avons lancé une recherche informatique, par titre et par thème. Maintenant, nous parcourons les livres en quête d’indices, de points de ressemblance avec le meurtre…

Niémans intervint :

— Vous avez demandé conseil aux internes ?

L’officier afficha une expression dépitée.

— Ce sont des philosophes. Ils nous ont abreuvés de discours. Le premier nous a répondu que la notion de mal était une valeur bourgeoise, qu’il fallait revisiter tout ça sous un angle social et plutôt marxiste. Nous avons laissé tomber avec lui. Le deuxième nous a parlé de frontière et de transgression. Mais il a ajouté que la frontière était en nous… que notre conscience ne cessait de négocier avec un censeur supérieur et… Enfin, on n’a rien compris. Le troisième nous a branchés sur l’absolu et la quête de l’impossible… Il nous a parlé d’expérience mystique, qui pouvait se réaliser dans le bien comme dans le mal, en tant qu’aspiration. Alors… Je… Enfin, on s’en sort pas vraiment, lieutenant…

Niémans éclata de rire.

— Je te l’avais dit, souffla-t-il à Joisneau, il faut se méfier des intellectuels.

Il s’adressa directement au policier éberlué :

— Continuez vos recherches. Aux mots clés « mal », « violence », « tortures » et « rites », ajoutez « eau », « yeux » et « pureté ». Consultez l’ordinateur. Cherchez surtout les noms des étudiants qui ont consulté ces livres, qui travaillaient sur ce genre de thèmes, par exemple en thèse de doctorat. Qui bosse sur l’ordinateur central ?

Un gars râblé, qui jouait des épaules dans son blouson, répondit :

— C’est moi, commissaire.

— Qu’avez-vous trouvé d’autre dans les fichiers de Caillois ?

— Il y a les listes des livres endommagés, commandés, etc. Les listes des étudiants qui viennent consulter des bouquins et leur place dans la salle.

— Leur place ?

— Ouais. Le boulot de Caillois consistait à les placer… (d’un signe de tête, le lieutenant désigna les compartiments vitrés)… dans les petits boxes, là. Il mémorisait chaque place dans son programme.

— Vous n’avez pas trouvé ses travaux de thèse, à lui ?

— Si. Un document de mille pages sur l’Antiquité et… (il regarda une feuille de papier qu’il avait gribouillée) l’Olympie. Ça parle des premiers jeux Olympiques et des rites sacrés organisés autour de tout ça… Un truc cossu, j’peux vous l’dire.

— Éditez une sortie papier et lisez-le.

— Hein ?

Niémans ajouta, sur un ton ironique :

— En diagonale, bien sûr.

L’homme paraissait décontenancé. Le commissaire enchaîna aussitôt :

— Rien d’autre dans la bécane ? Pas de jeux vidéo ? Pas de boîte aux lettres électronique ?

L’OPJ fit non de la tête. Cette nouvelle n’étonna pas Niémans. Il pressentait que Caillois n’avait vécu que dans les livres. Un bibliothécaire strict qui n’admettait qu’une seule distraction à ses fonctions professionnelles : la rédaction de sa propre thèse. Que pouvait-on faire avouer à un tel ascète ?

Pierre Niémans s’adressa à Joisneau :

— Viens par ici. Je veux le point sur ton enquête.

Ils s’isolèrent dans une des allées tapissées de livres. Au bout du passage, un agent à casquette compulsait un livre. Le commissaire éprouvait quelques difficultés à rester sérieux face à une telle scène. Le lieutenant ouvrit son carnet.

— J’ai interrogé plusieurs internes, et les deux collègues de Caillois à la bibliothèque. Rémy n’était pas très apprécié, mais enfin, il était respecté.

— Que lui reprochait-on ?

— Rien de particulier. J’ai l’impression qu’il déclenchait un malaise. C’était un type secret, renfermé. Il ne faisait aucun effort pour communiquer avec les autres. En un sens, ça collait avec son boulot. (Joisneau lança un regard aux alentours, presque effrayé.) Vous pensez… dans cette bibliothèque, toute la journée à garder le silence…

— On t’a parlé de son père ?

— Vous saviez qu’il avait été aussi bibliothécaire ? Ouais, on m’en a parlé. Le même genre de type. Silencieux, impénétrable. Cette ambiance de confessionnal, à la longue, ça doit taper sur le système.

Niémans s’adossa aux livres.

— Est-ce qu’on t’a dit qu’il était mort dans la montagne ?

— Bien sûr. Mais il n’y a rien de suspect là-dedans. Le vieux bonhomme a été surpris par une avalanche et…