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— Vous avez le nom du docteur ?

— Bien sûr, c’est le médecin-major Yvens.

— Il travaille toujours dans votre garnison ?

— Oui. Il est là-haut.

— Passez-le-moi.

— Je… Bon. Ne quittez pas.

Une musique de fanfare synthétique jaillit dans le combiné, puis une voix très grave, comme posée sur une clé de fa, retentit. Niémans se présenta, reprit ses explications. Le Dr Yvens était sceptique. Il demanda enfin :

— Quel est le nom de l’appelé ?

— Caillois Rémy. Vous l’avez réformé P4, il y a cinq ans. Schizophrénie aiguë. Y a-t-il une chance pour que vous vous en souveniez ? Si oui, je voudrais savoir s’il simulait ou non, à votre avis, sa folie.

La voix objecta :

— Ces documents sont confidentiels.

— On vient de retrouver son corps encastré dans un rocher. Gorge ouverte. Globes oculaires volés. Tortures multiples. Le juge d’instruction Bernard Terpentes m’a fait venir de Paris pour enquêter sur ce meurtre. Il peut vous contacter lui-même mais nous pouvons gagner du temps. Vous souvenez-vous de…

— Je m’en souviens, coupa Yvens. Un malade. Un dément. Sans aucun doute possible.

Sans se l’avouer, c’est ce qu’attendait Niémans, mais il était pourtant surpris par la réponse. Il répéta :

— Il ne simulait pas ?

— Non. Je vois toute l’année des simulateurs. Les sains d’esprit ont beaucoup plus d’imagination que les vrais déments. Ils disent n’importe quoi, inventent des délires incroyables. Les véritables malades sont aisément repérables. Ils sont rivés à leur folie. Obsédés, rongés par elle. Même la démence a sa logique… rationnelle. Rémy Caillois était un malade. Un cas d’école.

— Quels étaient les signes de sa folie ?

— Ambivalence de pensées. Perte de contact avec le monde extérieur. Mutisme. Les symptômes classiques pour une schizophrénie.

— Docteur, cet homme était bibliothécaire à l’université de Guernon. Il avait chaque jour des contacts avec des centaines d’étudiants et…

Le médecin ricana.

— La folie est fugace, commissaire. Elle sait souvent se cacher aux yeux des autres, se glisser sous une apparence anodine. Vous devez savoir ça mieux que moi.

— Mais vous venez de me dire que cette démence vous avait sauté aux yeux.

— J’ai l’expérience. Et Caillois a peut-être appris, depuis, à se contrôler.

— Pourquoi avez-vous noté « injonctions thérapeutiques » ?

— Je lui ai conseillé de se faire soigner. C’est tout.

— De votre côté, vous avez contacté le CHRU de Guernon ?

— Franchement, je ne m’en souviens plus. Le cas était intéressant, mais je ne pense pas avoir prévenu l’hôpital. Vous savez, si le sujet…

— « Intéressant », j’ai bien entendu ?

Le docteur souffla.

— Ce type vivait dans un monde cloisonné, un monde de rigueur extrême, où sa propre personnalité se multipliait. Il simulait sans doute une certaine souplesse, aux yeux des autres, mais il était littéralement obsédé par l’ordre, par la précision. Chacun de ses sentiments se cristallisait en une figure concrète, une personnalité à part. Il était une armée à lui tout seul. C’était un cas… fascinant.

— Était-il dangereux ?

— Sans aucun doute.

— Et vous l’avez laissé repartir ?

Il y eut un silence, puis :

— Vous savez, les fous en liberté…

— Docteur, reprit enfin Niémans un ton plus bas, cet homme était marié.

— Eh bien… je plains son épouse.

Le policier raccrocha. Ces révélations lui ouvraient de nouveaux horizons. Et approfondissaient son trouble.

Niémans se décida pour une nouvelle visite.

— Vous m’avez menti !

Sophie Caillois tenta de refermer la porte, mais le commissaire coinça son coude dans le chambranle.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que votre mari était malade ?

— Malade ?

— Schizophrène. Selon les spécialistes, il était bon à enfermer.

— Salopard.

Lèvres serrées, la jeune femme tenta encore de fermer sa porte, mais Niémans tint bon, sans difficulté. Malgré ses cheveux plats, malgré son pull aux mailles lâches, cette femme lui semblait plus belle que jamais.

— Vous ne comprenez donc pas ? hurla-t-il. Nous cherchons un tueur. Nous cherchons un mobile. Peut-être que Rémy Caillois avait commis un acte, un geste qui pourrait expliquer l’atrocité de sa mort. Un geste dont il ne se souvenait même plus. Je vous en prie… vous seule pouvez m’aider !

Sophie Caillois ouvrait des yeux exorbités. Toute la beauté de son visage se nouait en de subtils réseaux, tressautant nerveusement. Ses sourcils surtout, au dessin parfait, s’étaient figés en un accent splendide, pathétique.

— Vous êtes fou.

— Je dois connaître son passé…

— Vous êtes fou.

La femme tremblait. Malgré lui, Niémans baissa les yeux. Il scruta le relief de ses clavicules, qui tendaient les mailles du pull-over. Il aperçut, à travers la laine, la bretelle tortillée, comme racornie, du soutien-gorge. Soudain, sur une impulsion, il lui saisit le poignet et releva sa manche. Des marbrures bleuâtres striaient son avant-bras. Niémans rugit :

— Il vous frappait.

Le commissaire arracha son regard des marques sombres et fixa les yeux de Sophie Caillois.

— Il vous frappait ! Votre mari était un malade. Il aimait faire le mal. J’en suis certain. Il a commis un acte coupable. Je suis sûr que vous avez des soupçons. Vous ne dites pas le dixième de ce que vous savez !

La femme lui cracha au visage. Niémans recula, chancelant.

Elle en profita pour claquer la porte. Les verrous se scellèrent en une cascade de déclics alors que Niémans se ruait de nouveau contre la paroi. Dans le couloir, les internes pointaient des regards inquiets par les portes entrebâillées. Le policier flanqua un coup de talon dans le chambranle.

— Je reviendrai ! brailla-t-il.

Le silence s’abattit.

Niémans assena un dernier coup de poing, provoquant un écho grave, et resta quelques secondes immobile.

La voix de la femme, entrecoupée de sanglots, résonnait derrière la porte, comme dans le plus sombre des caveaux. « Vous êtes fou. »

14

— Je veux un flic en civil à ses basques. Appelez d’autres OPJ, à Grenoble.

— Sophie Caillois ? Mais… pourquoi ?

Niémans regarda Barnes. Ils se tenaient tous deux dans la salle principale de la gendarmerie de Guernon. Le capitaine portait le pull réglementaire : bleu marine, traversé d’une rayure blanche latérale. Il ressemblait à un matelot.

— Cette femme nous cache quelque chose, expliqua Niémans.

— Vous ne pensez tout de même pas que c’est elle qui…

— Non. Mais elle ne nous dit pas ce qu’elle sait.

Barnes acquiesça, sans conviction, puis il planta dans les bras de Niémans un gros dossier cartonné, rempli de fax, de paperasses, bruissant de carbones.

— Les premiers résultats de l’enquête générale, déclara-t-il. Pour l’instant, ce n’est pas folichon.

Indifférent au brouhaha du lieu, où des gendarmes jouaient des coudes, Niémans parcourut aussitôt le dossier, tout en marchant lentement vers un bureau isolé. Il passa en revue les liasses carbonées qui résumaient les investigations menées par Barnes et Vermont. Malgré le nombre de rapports et de témoignages, il n’y avait pas là de quoi aligner la moindre remarque constructive. Les dispositifs, les auditions, les recherches, les enquêtes de terrain… tout cela n’avait rien donné. Niémans bougonna en pénétrant dans le bureau aux parois vitrées. Dans une si petite ville, un crime aussi spectaculaire : le commissaire ne pouvait se résoudre à n’avoir glané encore aucun indice, aucune piste.