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Il s’empara d’une chaise, derrière un bureau en ferraille, et lut cette fois avec attention.

La voie des maraudeurs s’était révélée nulle. Les requêtes aux prisons, aux préfectures, aux tribunaux avaient abouti à autant d’impasses. Quant aux vols de voitures commis lors des dernières quarante-huit heures, aucun ne pouvait non plus être rattaché au meurtre. Les recherches sur les crimes, les faits divers des vingt dernières années s’étaient montrées tout autant stériles. Personne n’avait souvenir d’un crime aussi atroce, aussi étrange, ou du moindre acte qui s’y serait apparenté. Dans la ville même, la liste des procès-verbaux rédigés en vingt ans se résumait à quelques sauvetages en montagne, à des vols infimes, des accidents, des incendies…

Niémans feuilleta la chemise suivante. Les interrogatoires systématiques aux hôtels, par fax interposés, n’avaient pas livré la moindre information utile.

Il passa aux dossiers de Vermont. Ses hommes continuaient d’arpenter les terrains autour de la rivière. Ils n’avaient visité pour l’heure que cinq refuges, et la carte de la région en signalait dix-sept, dont certains cramponnés à la montagne, à plus de trois mille mètres d’altitude. Un meurtre effectué sur de telles hauteurs avait-il un sens ? Les hommes avaient aussi interrogé les paysans des alentours. Certaines auditions étaient déjà tapées dans le jargon habituel des gendarmes. Niémans les feuilleta et sourit : si les fautes d’orthographe et les tournures étaient comparables à celles des policiers, d’autres termes fleuraient bon le langage militaire. Des hommes avaient visité les stations service, les gares, les arrêts de cars. Rien à signaler. Mais on commençait à jaser dans les rues, dans les chalets. Pourquoi toutes ces questions ? Pourquoi tant de gendarmes ?

Niémans posa le dossier sur le bureau. Par la vitre, il aperçut une patrouille qui venait de rentrer, les joues vermeilles, les yeux lustrés de froid. Il interrogea de la tête le capitaine Vermont qui lui répondit par un signe sans ambiguïté : rien.

Le commissaire fixa encore quelques secondes les uniformes mais ses pensées dérivaient déjà ailleurs. Il songeait aux deux femmes. L’une était forte et sombre comme l’écorce. Elle devait avoir les muscles amples, la peau mate, veloutée. Un goût de résine et d’herbes froissées. L’autre était frêle et aigre. Elle respirait un malaise, une agressivité mêlée de frayeur, qui fascinait tout autant Niémans. Que cachait ce visage osseux, à la beauté si troublante ? Son mari la battait-il réellement ? Quel était son secret ? Et quelle pouvait être la mesure de son chagrin face à un mari énucléé, dont le corps décrivait tant de souffrances ?

Niémans se leva et se tourna vers l’une des fenêtres. Derrière les nuages, au-dessus des montagnes, le soleil lançait des lignes de clarté, qui ressemblaient à de longues blessures creusées dans la chair noire et renflée de l’orage. Dessous, le policier apercevait les maisons grises et identiques de Guernon. Les toits polygonaux qui empêchaient que la neige ne s’agglutine. Les fenêtres obscures, petites et carrées comme des tableaux noyés de pénombre. La rivière qui traversait la ville et longeait la brigade.

L’image des deux femmes s’imposa de nouveau. A chaque enquête, la même sensation le tenaillait. La pression de l’investigation éveillait ses sens, lui intimait une sorte de chasse amoureuse, brûlante, fébrile. Il ne tombait amoureux que dans cette urgence criminelle : des témoins, des suspects, des putes, des serveuses…

La brune ou la blonde ?

Son téléphone cellulaire sonna. C’était Antoine Rheims.

— Je reviens de l’Hôtel-Dieu.

Niémans avait laissé filer la matinée sans même appeler Paris. L’affaire du parc des Princes allait maintenant lui revenir en boomerang explosif. Le directeur continuait :

— Les toubibs tentent une cinquième greffe pour sauver son visage. Le type n’a pratiquement plus de peau sur les cuisses, à force de prélèvements. Ce n’est pas tout. Trois traumatismes crâniens. Un œil perdu. Sept fractures au visage. Sept, Niémans. La mâchoire inférieure est profondément enfoncée dans les tissus du larynx. Des esquilles d’os ont déchiré les cordes vocales. L’homme est dans le coma mais, quoi qu’il arrive, il ne parlera plus. Selon les toubibs, même un accident de bagnole n’aurait pas pu causer autant de dégâts. Tu as une idée de ce que je peux leur raconter ? Ainsi qu’à l’ambassade du Royaume-Uni ? Ou aux médias ? Nous nous connaissons depuis longtemps, toi et moi. Et je crois que nous sommes amis. Mais je crois aussi que tu es une brute cinglée.

Les mains de Niémans tremblaient par à-coups.

— Ce type était un tueur, rétorqua-t-il.

— Bordel, crois-tu être autre chose ?

Le flic ne répondit pas. Il fit passer le combiné, brillant de sueur, dans sa main gauche. Rheims reprit :

— Comment avance ton enquête ?

— Lentement. Pas d’indices. Pas de témoins. Cela se révèle beaucoup plus compliqué que prévu.

— Je te l’avais dit ! Quand les médias sauront que tu es à Guernon, ils vont te tomber dessus, comme la gale sur un chien chauve. Quelle idée j’ai eue de t’envoyer là-bas !

Rheims raccrocha brutalement. Niémans resta plusieurs minutes, les yeux fixes, à court de salive. En flashes aveuglants, il revit les violences de la nuit précédente. Ses nerfs avaient lâché. Il avait tabassé le meurtrier dans un excès de rage qui l’avait submergé et qui avait anéanti toute autre volonté que celle de détruire ce qu’il tenait entre ses mains, à cette seconde.

Pierre Niémans avait toujours vécu dans un monde de violence, un univers de dépravation, aux frontières cruelles et sauvages, et il ne craignait pas l’imminence du danger. Au contraire, il l’avait toujours cherché, flatté, pour mieux l’affronter, mieux le contrôler. Mais il n’était maintenant plus capable d’assurer ce contrôle. Cette violence avait fini par l’envahir, l’investir en profondeur. Il n’était plus que faiblesse, crépuscule. Et il n’avait pas vaincu ses propres peurs. Les chiens hurlaient toujours, quelque part, dans un coin de sa tête.

Soudain il sursauta : son portable sonnait à nouveau. C’était Marc Costes, le médecin légiste, la voix triomphale.

— J’ai du nouveau, commissaire. Nous tenons un indice. Solide. C’est à propos de l’eau sous les paupières. Je viens de recevoir les résultats des analyses.

— Eh bien ?

— Ce n’est pas l’eau de la rivière. C’est incroyable mais c’est comme ça. Je travaille là-dessus avec un chimiste de la police scientifique de Grenoble, Patrick Astier. Un vrai crack. Selon lui, les traces de pollution dans l’eau des orbites ne sont pas les mêmes que dans celle du torrent. Pas du tout.

— Sois plus précis.

— La flotte des cavités oculaires contient de l’H2SO4 et du HNO3, c’est-à-dire de l’acide sulfurique et de l’acide nitrique. Son pH est de 3, c’est-à-dire une acidité très élevée. Quasiment du vinaigre. Un chiffre pareil constitue une information précieuse.

— Je ne comprends rien. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je ne veux pas vous parler technique, mais l’acide sulfurique et l’acide nitrique sont des dérivés du SO2, dioxyde de soufre, et du NO2, dioxyde d’azote. Selon Astier, un seul type d’industrie produit un tel mélange de dioxydes : les centrales thermiques qui brûlent de la lignite. Des centrales d’un type très ancien. La conclusion d’Astier est que la victime a été tuée ou transportée près d’un lieu de ce genre. Trouvez une centrale de lignite dans la région et vous aurez débusqué le lieu du crime.