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Niémans fixait le ciel, dont les écailles sombres brillaient sous le soleil persistant, comme un immense saumon d’argent. Il tenait peut-être enfin un élément. Il ordonna :

— Faxe-moi la composition de cette flotte, sur le télécopieur de Barnes.

Le commissaire ouvrait la porte du bureau lorsque Éric Joisneau apparut.

— Je vous cherche partout. J’ai peut-être une information importante.

Se pouvait-il que l’enquête trouve son rythme ? Les deux policiers reculèrent, Niémans referma la porte. Joisneau compulsait nerveusement son carnet.

— J’ai découvert qu’il y avait, près des Sept Laux, un institut pour jeunes aveugles. Il semblerait que beaucoup de ses pensionnaires viennent de Guernon. Ces enfants souffrent de problèmes divers. Cataracte. Rétinite pigmentaire. Cécité aux couleurs. Le nombre de ces affections à Guernon est très au-dessus de la moyenne.

— Continue. Quelle est l’origine de ces problèmes ?

Joisneau joignit ses deux mains en forme de vasque.

— La vallée. L’isolement de la vallée. Ce sont des maladies génétiques, m’a expliqué un toubib. Elles se transmettent, de génération en génération, à cause d’une certaine consanguinité. Il paraît que c’est fréquent dans les lieux isolés. Un genre de contamination, mais par voie génétique.

Le lieutenant arracha une page de son bloc.

— Tenez, c’est l’adresse de l’institut. Son directeur, le Dr Champelaz, a étudié ce phénomène avec précision. J’ai pensé que…

Niémans dressa son index vers Joisneau.

— C’est toi qui y vas.

Le visage du jeune policier s’éclaira.

— Vous me faites confiance ?

— Je te fais confiance. File.

Joisneau tourna les talons mais se ravisa, sourcils froncés.

— Commissaire… Excusez-moi, mais… pourquoi n’allez-vous pas vous-même interroger ce directeur ? C’est peut-être une piste intéressante. Vous avez trouvé mieux de votre côté ? Vous pensez que mes questions seront meilleures parce que je suis de la région ? Je ne pige pas.

Niémans s’accouda au chambranle.

— C’est vrai, je suis sur une autre piste. Mais je te livre aussi une petite leçon annexe, Joisneau. Il y a parfois des motivations extérieures à l’enquête.

— Quelles motivations ?

— Des motivations personnelles. Je n’irai pas dans cet institut parce que je souffre d’une phobie.

— De quoi ? Des aveugles ?

— Non. Des chiens.

Les traits du lieutenant exprimaient l’incrédulité.

— Je ne comprends pas.

— Réfléchis. Qui dit aveugles, dit clébards. (Niémans mima la silhouette cambrée d’un aveugle, guidé par un canidé imaginaire.) Des chiens pour non-voyants, tu comprends ? Alors pas question que je foute les pieds là-bas.

Le commissaire planta là le lieutenant interloqué.

Il frappa à la porte du bureau du capitaine Barnes et l’ouvrit dans le même geste. Le colosse dressait des piles distinctes de fax : des réponses d’hôtels, de restaurants, de garages, qui tombaient encore. Il ressemblait à un épicier répartissant ses stocks.

— Commissaire ? (Barnes leva un sourcil.) Tenez. Je viens de recevoir…

— Je sais.

Niémans saisit la télécopie de Costes et la parcourut brièvement. C’était une liste de chiffres et de noms complexes, la composition chimique de l’eau des orbites.

— Capitaine, demanda le policier, connaissez-vous dans la région une centrale thermique ? Une centrale qui brûlerait de la lignite ?

Barnes esquissa une moue incertaine.

— Non, ça ne me dit rien. Peut-être plus à l’ouest… Les zones industrielles se multiplient en allant sur Grenoble…

— Où pourrais-je me renseigner ?

— Il y a bien la Fédération des activités industrielles de l’Isère, reprit Barnes, mais… attendez. J’ai beaucoup mieux. Votre centrale, là, ça doit polluer un max, non ?

Niémans sourit et dressa le fax constellé de chiffres.

— De l’acidité en puissance.

Barnes notait déjà.

— Alors allez trouver ce type. Alain Derteaux. Un horticulteur qui possède des serres tropicales à la sortie de Guernon. C’est notre spécialiste ès pollutions. Un militant écologiste. Il n’y a pas un gaz, pas une émanation dans la région dont il ne connaisse la provenance, la composition, et ses conséquences pour l’environnement.

Niémans partait lorsque le gendarme le rappela. Il dressa ses deux mains, paumes tendues vers le commissaire. Des paluches énormes, de croque-mitaine.

— Au fait, je me suis renseigné pour le problème des empreintes… Vous savez, les mains de Caillois. C’est un accident, survenu quand il était môme. Il aidait son père à retaper le petit voilier familial, sur le lac d’Annecy. Il s’est brûlé les deux mains avec un bac de détergent très corrosif. J’ai contacté la capitainerie, ils se souvenaient de l’accident. Samu, hôpital et tout le bazar… On peut vérifier mais, à mon avis, il n’y a rien de plus à gratter là-dessus. Niémans pivota et serra la poignée.

— Merci, capitaine. (Il désigna les fax.) Bon courage.

— Bon courage à vous, répliqua Barnes. L’écologiste, là, Derteaux, c’est un sacré emmerdeur.

15

— Toute notre région est moribonde, empoisonnée, condamnée ! Les zones industrielles sont apparues partout dans les vallées, sur les flancs des montagnes, dans les forêts, contaminant les nappes phréatiques, infectant les terres, intoxiquant l’air que nous respirons… L’Isère : gaz et poison à toutes les altitudes !

Alain Derteaux était un homme sec, au visage étroit et raviné. Il portait un collier de barbe, des lunettes métalliques qui lui donnaient l’air d’un mormon en cavale. Enfoui dans l’une de ses serres, il manipulait des petits bocaux qui contenaient du coton et de la terre meuble. Niémans interrompit le discours de l’homme, qui avait commencé aussitôt les présentations effectuées.

— Excusez-moi. J’ai besoin d’une information… urgente.

— Quoi ? Ah oui, bien sûr… (Il prit un ton condescendant.) Vous êtes de la police…

— Connaissez-vous dans la région une centrale thermique qui consommerait de la lignite ?

— La lignite ? Un charbon naturel… Un poison à l’état pur…

— Connaissez-vous un site industriel de ce genre ?

Derteaux nia de la tête, tout en introduisant de minuscules branches dans l’un des bocaux.

— Non. Pas de lignite dans la région, Dieu merci. Depuis les années soixante-dix, ces industries sont en net recul en France et dans les pays limitrophes. Beaucoup trop polluantes. Des émanations acides qui grimpent directement dans le ciel, transformant chaque nuage en bombe chimique…

Niémans fouilla dans sa poche et tendit le fax de Marc Costes.

— Pourriez-vous jeter un œil sur ces constituants chimiques ? C’est l’analyse d’un échantillon d’eau découverte tout près d’ici.

Derteaux lut avec attention la feuille de papier pendant que le policier regardait distraitement le lieu où ils se trouvaient : une vaste serre, dont les surfaces vitrées étaient embuées, fissurées, et maculées de longues traînées noirâtres. Des feuilles larges comme des fenêtres, des pousses balbutiantes, minuscules comme des rébus, des lianes langoureuses, tordues et enlacées, tout cela ressemblait à une lutte pour gagner la moindre parcelle de terrain. Derteaux releva la tête, perplexe.