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— Et vous dites que cet échantillon provient de la région ?

— Absolument.

Derteaux réajusta ses lunettes.

— Puis-je vous demander où ? Je veux dire : exactement ?

— Nous l’avons trouvé sur un cadavre. Un homme assassiné.

— Oh, bien sûr… J’aurais dû y penser… puisque vous êtes de la police. (Il réfléchit encore, de plus en plus dubitatif.) Un cadavre, ici, à Guernon ?

Le commissaire ignora la question.

— Confirmez-vous que cette composition évoque une pollution liée à la combustion de la lignite ?

— En tout cas, une pollution fortement acide, oui. J’ai suivi des séminaires sur ce sujet. (Il lut encore le bilan.) Les taux de H2SO4 et de HNO3 sont… exceptionnels. Mais je vous le répète : il n’existe plus de centrale de ce type dans la région. Ni ici, ni en France, ni en Europe occidentale.

— Cet empoisonnement pourrait-il venir d’une autre activité industrielle ?

— Non, je ne pense pas.

— Où pourrait-on trouver alors une activité industrielle qui génère une telle pollution ?

— A plus de huit cents kilomètres d’ici, dans les pays de l’Est.

Niémans serra les mâchoires : il ne pouvait admettre que sa première piste tourne court aussi rapidement.

— Il y a peut-être une autre solution…, murmura Derteaux.

— Laquelle ?

— Cette eau provient peut-être en effet d’ailleurs. Elle aurait voyagé jusqu’ici de la République tchèque, de Slovaquie, de Roumanie, de Bulgarie… (Il susurra, sur le ton de la confidence :) De véritables barbares, en matière d’environnement.

— Vous voulez dire dans des conteneurs ? Un camion de passage qui…

Derteaux éclata de rire, sans la moindre étincelle de joie.

— Je pense à un transport beaucoup plus simple. Cette eau a pu parvenir jusqu’à nous par les nuages.

— S’il vous plait, déclara Niémans, expliquez-vous.

Alain Derteaux ouvrit les bras et les leva lentement vers le plafond.

— Imaginez une centrale thermique, située quelque part en Europe de l’Est. Imaginez de grosses cheminées qui crachent du dioxyde de soufre et du dioxyde d’azote toute la sainte journée… Ces cheminées s’élèvent parfois jusqu’à trois cents mètres de hauteur. Les épais bouillons de fumée montent, montent, puis se mêlent aux nuages…

« S’il n’y a pas de vent, les poisons restent sur le territoire. Mais si le vent souffle, par exemple vers l’ouest, alors les dioxydes voyagent, portés par les nuages qui viennent bientôt s’écorcher sur nos montagnes et se transforment en pluies diluviennes. C’est ce qu’on appelle les pluies acides, qui détruisent nos forêts. Comme si nous ne produisions pas assez de poisons comme ça, nos arbres crèvent aussi des poisons des autres ! Mais je vous rassure, nous-mêmes balançons pas mal de produits toxiques, via nos propres nuages…

Une scène, nette et précise, vint se graver dans l’esprit de Niémans, comme au scalpel. Le tueur sacrifiait sa victime à ciel ouvert, quelque part dans les montagnes. Il torturait, tuait, mutilait, pendant qu’une averse s’abattait sur le champ du carnage. Les orbites vides, ouvertes au ciel, s’emplissaient alors de pluie. De cette pluie empoisonnée. L’assassin refermait les paupières, verrouillant son opération macabre sur ces petits réservoirs d’eau acide. C’était la seule explication.

Il avait plu pendant que le monstre perpétrait son meurtre.

— Quel temps faisait-il ici samedi ? demanda soudain Niémans.

— Je vous demande pardon ?

— Vous souvenez-vous s’il a plu dans la région, samedi en fin de journée ou dans la nuit ?

— Je ne crois pas, non. Il faisait un temps radieux. Un vrai soleil de mois d’août et…

Une chance contre mille. Si le ciel était resté sec durant la période supposée du crime, Niémans pouvait peut-être découvrir une zone — une seule — où une averse avait éclaté. Une averse acide qui délimiterait précisément la zone du meurtre, aussi clairement qu’un cercle de craie. Le policier comprenait cette vérité singulière : pour trouver le lieu du crime, il n’avait qu’à remonter le cours des nuages.

— Où est la station météorologique la plus proche ? demanda-t-il d’une voix précipitée.

Derteaux réfléchit puis répondit :

— A trente kilomètres d’ici, près du col de la Mine-de-Fer. Vous voulez vérifier s’il a plu ? C’est une idée intéressante. Moi-même j’aimerais savoir si ces barbares nous envoient encore de telles bombes toxiques. C’est une véritable guerre chimique qui se poursuit, monsieur le commissaire, dans l’indifférence générale !

Derteaux s’arrêta. Niémans lui tendait un papier.

— Le numéro de mon portable. S’il vous vient une idée, n’importe quoi à ce sujet, appelez-moi.

Niémans tourna les talons et traversa la serre, le visage fouetté par des feuilles d’ébénier.

16

Le commissaire roulait à pleine vitesse. Malgré le ciel lourd, le beau temps semblait prêt d’émerger. Une lumière de mercure ne cessait de virevolter à travers les nuages. Entre noir et vert, les frondaisons des sapins se résolvaient en extrémités fugaces, brillantes, secouées par un vent entêté. Au fil des virages, Niémans jouissait de cette allégresse secrète et profonde de la forêt, comme propulsée, emportée, enluminée par le vent ensoleillé.

Le commissaire songea à des nuages qui véhiculaient un poison, retrouvé au fond d’orbites orphelines. Lorsqu’il était parti de Paris, cette nuit, il n’imaginait pas une telle enquête.

Quarante minutes plus tard, le policier parvenait au col de la Mine-de-Fer. Il n’eut aucun mal à repérer la station météorologique, qui pointait son dôme à flanc de montagne. Niémans emprunta le sentier qui menait au bâtiment scientifique, découvrant peu à peu un spectacle surprenant. A cent mètres du laboratoire, des hommes s’efforçaient de gonfler un colossal ballon en matière plastique transparente. Il se gara et dévala la pente, s’approcha des hommes en parka, aux visages rougeoyants, et tendit sa carte officielle. Les météorologistes le regardèrent sans comprendre. Les longs pans froissés du ballon ressemblaient à une rivière d’argent. Dessous, un jet de feu bleuté gonflait lentement les toiles. Toute la scène revêtait un caractère d’enchantement, de sortilège.

— Commissaire Niémans, hurla le policier pour couvrir le fracas de la flamme. (Il désigna le dôme de ciment.) J’ai besoin que l’un de vous m’accompagne à la station.

Un homme se redressa, à l’évidence le responsable.

— Quoi ?

— J’ai besoin de savoir où il a plu samedi dernier. Pour une enquête criminelle.

Le météorologiste était debout, tirant ouvertement la gueule. Sa capuche-tempête lui fouettait le visage. Il désigna l’immense cloche qui s’enflait progressivement. Niémans s’inclina, mimant un signe d’excuse.

— Le ballon attendra.

Le scientifique prit la direction du laboratoire en marmonnant :

— Il n’a pas plu samedi.

— Nous allons voir ça.

L’homme avait raison. Lorsqu’ils consultèrent, dans l’un des bureaux, le poste central météorologique, ils ne trouvèrent pas l’ombre d’une turbulence, d’une précipitation ou d’un orage au-dessus de Guernon durant ces heures d’octobre. Les cartes-satellite, qui se dessinaient sur l’écran, étaient sans équivoque : ni dans la journée ni dans la nuit du samedi au dimanche une goutte de pluie n’était tombée dans la région. D’autres éléments apparaissaient dans un coin de l’écran : le taux d’humidité de l’air, la pression atmosphérique, la température… Le scientifique daigna livrer quelques explications, du bout des lèvres : un anticyclone avait imposé une certaine stabilité aux mouvements du ciel durant près de quarante-huit heures.