— J’ai parlé au gardien du cimetière. Le caveau est parfaitement entretenu mais il n’a jamais aperçu personne le visiter.
Crozier ne répondit pas. Il ouvrit un tiroir de fer et en extirpa une bouteille d’alcool aux lueurs mordorées. En un seul geste, il se versa un petit verre, pas plus haut qu’un pouce.
— Si on ne retrouve pas cette famille, reprit Karim, peut-on obtenir l’autorisation de pénétrer dans le caveau ?
— Non.
— Alors laissez-moi chercher ses parents.
— Et la voiture blanche ? Le relevé des indices, autour du cimetière ?
— Des renforts vont arriver. Les types du SRPJ feront ça très bien. Donnez-moi quelques heures, commissaire. Pour mener cette partie de l’enquête. En solo.
Crozier dressa son verre devant Karim.
— Je ne t’en propose pas ?
Karim refusa de la tête. Crozier vida son verre cul sec et claqua de la langue.
— Tu as jusqu’à dix-huit heures, rapport rédigé inclus.
Le Beur partit dans un froissement de cuir.
18
Karim téléphona de nouveau à la directrice de l’établissement Jean-Jaurès, afin de savoir si elle avait collecté quelques informations sur Jude Itero à l’académie de tutelle. La femme avait effectué la recherche mais n’avait rien obtenu : pas une fiche, pas une mention. Pas l’ombre d’une présence dans les archives de tout le département. « Vous faites peut-être fausse route, risqua-t-elle. L’enfant que vous cherchez n’a peut-être pas vécu dans notre région. »
Karim raccrocha et consulta sa montre. Quatorze heures. Il se donna deux heures pour visiter les archives des autres écoles et vérifier la composition des classes qui correspondaient à l’âge de l’enfant.
En moins d’une heure et quinze minutes, il avait achevé son tour des groupes scolaires et n’avait pas rencontré la trace de Jude Itero. Il retourna encore une fois à l’école Jean-Jaurès. En feuilletant toutes ces archives, une idée lui était venue. La femme aux yeux larges l’accueillit avec fébrilité.
— J’ai encore travaillé pour vous, lieutenant.
— Je vous écoute.
— J’ai cherché les noms et adresses des enseignants qui exerçaient ici à l’époque qui vous intéresse.
— Et alors ?
— Nous jouons de malchance. L’ancienne directrice a pris sa retraite.
— Le petit Jude avait neuf et dix ans durant les années 81 et 82. Pouvons-nous retrouver les institutrices de ces classes ?
La femme plongea dans ses notes.
— Tout à fait. D’autant que le hasard fait que le CM1 de 81 et le CM2 de 82 ont été supervisés par la même institutrice. C’est une chose assez fréquente qu’une enseignante « grimpe » d’une classe, d’une année sur l’autre…
— Où est-elle maintenant ?
— Je ne sais pas. Elle a quitté l’établissement à la fin de l’année scolaire 81–82.
Karim grogna. La directrice prit une expression grave.
— J’ai réfléchi, moi aussi. Il y a une chose que nous n’avons pas regardée.
— Quoi ?
— Les photographies scolaires. Nous gardons un exemplaire de chaque portrait, vous savez. Pour toutes les classes.
Le lieutenant se mordit la lèvre : comment n’y avait-il pas pensé ? La directrice poursuivait :
— Je suis allée consulter nos archives photographiques. Les clichés du CM1 et du CM2 qui vous intéressent ont été volés eux aussi. C’est incroyable…
La révélation se diluait dans la conscience du policier, telle une nappe de lumière. Il songeait au cadre ovale, cloué sur la stèle du caveau. Il comprit qu’on avait « effacé » le petit garçon, en ôtant son nom, en volant son visage. La femme intervint :
— Pourquoi souriez-vous ?
Karim répliqua :
— Excusez-moi. J’attends ça depuis trop longtemps. Je tiens une affaire, vous comprenez ? (Le lieutenant marqua un temps et se concentra.) Moi aussi, il m’est venu une idée. Gardez-vous les cahiers de textes des années précédentes ?
— Les cahiers de textes ?
— A mon époque, chaque classe possédait une sorte de registre journalier, où l’on consignait à la fois les absents et les devoirs à effectuer pour le lendemain…
— Cela se passe comme ça ici aussi.
— Vous les gardez ?
— Oui. Mais ces cahiers ne contiennent pas les listes des élèves.
— Je sais, seulement le nom des absents.
Le visage de la femme s’éclaira. Ses yeux brillaient comme des miroirs.
— Vous espérez que le petit Jude ait été un jour absent ?
— J’espère surtout que les intrus n’ont pas eu la même idée que moi.
La directrice ouvrit de nouveau la vitrine qui abritait les archives. Karim passa son doigt sur les tranches vert sombre et s’empara des cahiers correspondant aux années cruciales. Ce fut une déception : pas une fois le nom de Jude Itero n’apparut.
Il faisait décidément fausse route : malgré sa conviction profonde, rien n’indiquait que l’enfant avait suivi sa scolarité ici. Pourtant, Karim passa et repassa les pages, en quête d’un détail qui lui confirmerait qu’il était tout de même sur la bonne voie.
Le signe lui jaillit au visage, au travers de l’écriture ronde et enfantine qui avait numéroté les pages du cahier, en haut, à droite. Il manquait des pages. Le flic ouvrit largement le cahier et découvrit auprès des fils de reliure les peluches de papier significatives. Du 8 au 15 juin 1982, dans l’album du CM2, on avait arraché les pages. Ces dates ressemblaient à des tenailles, enserrant un lambeau de néant. Il sembla à Karim qu’il « voyait » le nom du petit, écrit avec la même écriture ronde, à travers ces pages manquantes…
Le lieutenant murmura à la femme :
— Trouvez-moi un annuaire.
Quelques minutes plus tard, Karim appelait tous les médecins de Sarzac, avec cette certitude battue par son sang : Jude Itero avait été absent du 8 au 15 juin 1982. Sans doute avait-il été malade.
Il interrogea chaque toubib, leur ordonnant de consulter leur fichier, épelant, à chaque fois, le nom de l’enfant. Aucun d’entre eux ne se souvenait de ce patronyme. Le flic jura. Il attaqua les communes voisines : Cailhac, Thiermons, Valuc. C’est à Cambuse, une ville située à trente kilomètres de là, qu’un médecin répondit sur un ton neutre :
— Jude Itero. Oui, bien sûr. Je me souviens très bien.
Karim n’en croyait pas ses oreilles.
— Quatorze ans après, vous vous souvenez très bien ?
— Passez à mon cabinet. Je vais vous expliquer.
19
Le Dr Stéphane Macé était une version actualisée et élégante du médecin de campagne. Des traits aérés, de longues mains pâles, un costume de prix : un parfait spécimen de docteur alerte et compréhensif, bourgeois et raffiné. D’entrée de jeu, Karim détesta ce toubib et ses manières affables. Il était parfois effrayé par ces blocs de fureur qui se détachaient de lui comme des icebergs dans une mer de Béring personnelle.
Il s’assit sur un coin de fauteuil, sans ôter sa veste de cuir. Un bureau de bois vernis se déployait entre eux. Quelques bibelots, vaguement précieux, un ordinateur, un dictionnaire des médicaments… Le cabinet du médecin était sobre, strict, de bon aloi.
— Racontez-moi, docteur, ordonna Karim sans préambule.
— Vous pourriez peut-être me dire dans quel cadre votre enquête se…
— Non. (Karim atténua sa brutalité d’un sourire.) Je suis désolé. Mais non.
Le docteur pianota sur le rebord de son bureau puis se leva. Visiblement, cet Arabe à bonnet coloré le surprenait. Au téléphone, il ne s’était pas attendu à cela.