Выбрать главу

— C’était en juin 82. Un appel comme un autre. Pour un petit garçon… une forte fièvre. C’était ma première tournée. J’avais vingt-huit ans.

— C’est pour ça que vous vous souvenez de cette visite ?

Le médecin sourit. Un sourire large comme un hamac, qui acheva d’exaspérer Karim.

— Non. Vous allez voir… J’avais reçu l’appel par un standard collectif et noté l’adresse sans savoir où j’allais. Il s’agissait en fait d’une petite maison, perdue dans une plaine rocailleuse, à quinze kilomètres d’ici… J’ai l’adresse… Je vous la donnerai.

Le lieutenant acquiesça en silence.

— Bref, reprit le médecin, j’ai découvert une masure de pierre, complètement isolée. La chaleur était terrible, des insectes grinçaient dans les buissons arides… Lorsque la femme m’a ouvert, j’ai ressenti aussitôt une curieuse impression. Comme si la femme n’était pas à sa place dans ce décor de paysans…

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Un piano brillait dans la pièce principale et…

— Les paysans ne peuvent pas aimer la musique ?

— Je n’ai pas dit ça…

Le docteur s’arrêta.

— On dirait que je ne vous suis pas très sympathique…

Karim leva les yeux.

— Quelle importance ?

Le médecin approuva d’un air entendu, toujours affable.

Son sourire ne lâchait pas ses lèvres, mais ses yeux exprimaient maintenant la crainte. Il venait de remarquer la crosse quadrillée du Glock 21, calé dans son holster velcro. Et peut-être les traces de sang séché, sur la manche de cuir de Karim. Il repartit pour ses cent pas, de plus en plus mal à l’aise.

— Je suis entré dans la chambre de l’enfant et les choses sont devenues franchement bizarres.

— Pourquoi ?

Le docteur haussa les épaules.

— La chambre était vide. Pas un jouet, pas un dessin, rien.

— Comment était le petit ? Quel visage avait-il ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?

— Non. C’était ça le plus étrange. La femme m’avait accueilli dans l’obscurité. Tous les volets étaient clos. Il n’y avait pas une source de lumière dans toute la maison. En entrant, j’ai cru que la femme recherchait simplement de l’ombre, de la fraîcheur, mais des draps recouvraient aussi chaque meuble. C’était… très mystérieux.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Que son enfant était malade. Que la lumière lui blessait les yeux.

— Et vous avez pu l’ausculter… normalement ?

— Oui. Dans la pénombre.

— Qu’avait-il ?

— Une simple angine. D’ailleurs, je me souviens…

Le docteur se courba et dressa son index sur ses lèvres — un geste sec, doctoral, compassé, conçu sans doute pour impressionner la clientèle. Mais Karim n’était pas impressionné.

— C’est à cet instant que j’ai compris… Lorsque j’ai sorti ma lampe-stylo pour éclairer la gorge du petit, la femme m’a saisi le poignet… Ce geste était d’une violence… Elle ne voulait pas que je voie le visage de son enfant.

Karim réfléchit. Une de ses jambes trépidait. Il songeait toujours au cadre vide, cloué sur la tombe. Au vol des photos.

— Lorsque vous parlez de violence, que voulez-vous dire ?

— Je devrais plutôt parler de force. La femme avait une force… anormale. Il faut dire qu’elle devait mesurer plus d’un mètre quatre-vingts. Un vrai colosse.

— Avez-vous vu son visage, à elle ?

— Non. Je vous répète que tout s’est passé dans une semi-obscurité.

— Et ensuite ?

— J’ai rédigé mon ordonnance et je suis parti.

— Comment la femme se comportait-elle ? Je veux dire avec son enfant ?

— Elle semblait à la fois très attentionnée et distante… Plus j’y pense… rien ne cadrait dans cette visite…

— Vous n’êtes jamais retourné les voir ?

Le médecin arpentait toujours la pièce. Il lança un coup d’œil grave à Karim. Toute jovialité avait disparu de son visage. Le policier comprit soudain pourquoi Macé se souvenait si bien de cette visite. Deux mois après ce rendez-vous, le petit Jude était mort. Et le docteur devait le savoir.

— Il y a eu les vacances, reprit-il, et… enfin… Je suis retourné dans la maison au début du mois de septembre. La famille n’y était plus. Par un voisin éloigné, j’ai appris qu’ils étaient partis…

— Partis ? Personne ne vous a dit que le môme était mort ?

Le médecin nia de la tête.

— Non. Les voisins ne savaient rien. Je l’ai appris plus tard encore, par hasard.

— Comment ?

— Par le cimetière de Sarzac, en allant à des obsèques.

— Un autre de vos patients ?

— Vous devenez désagréable, inspecteur, je…

Karim se leva. Le médecin recula.

— Depuis cette époque, dit le flic, vous vous demandez si les signes d’une affection, d’une maladie plus grave ne vous ont pas échappé ce jour-là. Depuis cette époque, vous vivez avec ce remords latent. Vous avez dû mener votre propre enquête. Savez-vous comment est mort le gosse ?

Le médecin glissa un index dans le col de sa chemise et l’ouvrit. Ses tempes perlaient de sueur.

— Non. C’est vrai, je… j’ai mené mon enquête, mais je n’ai rien trouvé. J’ai contacté mes confrères, les hôpitaux… Rien. Cette histoire m’obsédait, vous comprenez ?

Karim tourna les talons.

— Et vous n’avez pas fini d’en apprendre.

— Quoi ?

Le médecin était aussi pâle qu’une compresse.

— Vous le saurez bien assez vite, rétorqua Karim.

— Bon sang, mais qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Rien. Mais j’ai passé ma jeunesse à voler les bagnoles de mecs dans votre genre…

— Mais d’où sortez-vous ? Qui êtes-vous ? Vous… Vous ne m’avez même pas montré de documents officiels, je…

Karim esquissa un sourire.

— Rassurez-vous, je plaisante.

Il se glissa dans le couloir. La salle d’attente était pleine à craquer. Le docteur le rattrapa.

— Attendez, haleta-t-il. Y a-t-il un élément que vous connaissez et que j’ignore ? Je veux dire… sur la cause du décès…

— Malheureusement, non.

Le flic tourna la poignée. Le médecin écrasa sa main sur la porte. Son costard tremblait comme une voilure.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi cette enquête, si longtemps après ?

— On a visité le caveau du gamin, cette nuit. Et cambriolé son école.

— Qui… Qui a fait ça, à votre avis ?

Le lieutenant déclara :

— Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : les délits de cette nuit, ce sont les arbres qui cachent la forêt.

20

Il roula longtemps, sur des voies absolument désertes. Dans cette région, les nationales ressemblaient à des départementales, et les départementales à des sentiers vicinaux. Sous le ciel bleu et duveteux, des champs s’étendaient, sans culture ni bétail. Parfois, des pitons rocheux se dressaient dans le paysage et toisaient des vallons argentés, aussi accueillants que des pièges à loup. Traverser ce département, cela signifiait remonter le temps. Un temps où l’agriculture n’existait pas encore.

Karim était d’abord parti visiter la petite maison de la famille de Jude, dont Macé lui avait donné l’adresse. La masure n’existait plus. A sa place, un tas de ruines et de rocailles émergeait à peine d’un lit d’herbes grises. Le flic aurait pu alors se rendre au cadastre, chercher le nom du propriétaire, mais il avait préféré rejoindre Cahors, dans l’intention d’interroger Jean-Pierre Cau, le photographe attitré de l’école Jean-Jaurès, celui qui avait effectué les clichés scolaires disparus.