« C’est une lampe à acétylène. Elle fonctionne au carbure. Je vous montrerai, le moment venu. » Puis elle releva les yeux et s’adressa à Niémans d’un ton grave :
— La glace est un monde à part, commissaire, attaqua-t-elle. Oubliez vos réflexes, vos habitudes, vos modes de déduction. Ne vous fiez à rien : ni aux reflets, ni à la dureté, ni à l’aspect des parois. (Elle désigna le gouffre, tout en fixant son propre baudrier.) Dans ce ventre, là, tout va devenir stupéfiant, extraordinaire, mais tout sera piégé. C’est une glace comme vous n’en connaissez pas. Une glace hypercompressée, plus dure que du béton, mais qui peut aussi abriter un puits sous une plaque de quelques millimètres. Moi seule vous donnerai les consignes à exécuter.
Fanny s’arrêta, laissant à ses mots le temps de prendre tout leur poids. La condensation dessinait autour de son visage un halo enchanté. Elle groupa ses cheveux en chignon et enfila sa cagoule.
— Nous allons pénétrer dans le moulin par ici, reprit-elle. Il y a une dénivellation, ce sera plus facile. C’est moi qui passerai la première et planterai les broches. Le gaz emprisonné que je vais libérer en fêlant la glace tracera une lézarde géante, de plusieurs dizaines de mètres. Cette faille peut partir à la verticale, ou à l’horizontale. Vous devrez vous écarter de la paroi. Cela provoquera un bruit de tonnerre. Ce n’est rien en soi, mais cela peut libérer des blocs de glace, des stalactites. Ayez des yeux partout, commissaire. Soyez toujours aux aguets, et ne touchez à rien.
Niémans intégrait les injonctions de la jeune femme. C’était bien la première fois qu’il était aux ordres d’une môme aux cheveux bouclés. Fanny parut percevoir ce frémissement d’orgueil. Elle reprit, sur un ton à la fois amusé et autoritaire :
— Nous allons perdre la notion du temps et des distances. Notre seul repère sera la corde. Je dispose de plusieurs sacs de cent mètres de corde chacun et moi seule peux mesurer la distance parcourue. Vous avancerez dans mes traces, et vous suivrez mes ordres. Pas d’initiatives personnelles. Pas de gestes spontanés. C’est bien compris ?
— OK, souffla Niémans, c’est tout ?
— Non.
Fanny scruta encore le ciel, saturé de nuages.
— Je n’ai accepté cette expédition qu’à cause de l’orage. Si le soleil revient, nous devrons remonter aussitôt.
— Pourquoi ?
— Parce que la glace fondra. Les torrents se réveilleront et nous tomberont dessus, le long des parois. Des eaux dont la température ne dépassera pas deux degrés. Or, nos corps seront brûlants, à cause des efforts réalisés. Ce sera le premier choc, qui risque de nous faire sauter le cœur. Si nous survivons à ça, l’hydrocution nous achèvera aussitôt après. Membres engourdis, mouvements ralentis… Je ne vous fais pas un dessin. Nous serons pétrifiés en quelques minutes, comme des statues, suspendues à notre corde. Donc, quoi qu’il arrive, quoi que nous trouvions, aux premiers signes de soleil, nous remontons.
Niémans s’arrêta sur ce dernier phénomène.
— Cela signifie que le tueur avait, lui aussi, besoin d’un orage pour descendre dans la faille ?
— D’un orage. Ou de la nuit.
Le commissaire réfléchit : lorsqu’il avait enquêté sur les nuages, il avait appris que le soleil avait brillé toute la journée du samedi dans la région. Si le meurtrier, avec sa victime, était réellement descendu à travers les glaces, alors cela signifiait qu’il avait attendu la nuit. Pourquoi accumuler tant de difficultés ? Et pourquoi être ensuite revenu dans la vallée avec le corps ?
Niémans marcha maladroitement, gêné par ses crampons, jusqu’au bord de la faille. Il risqua un regard : le canyon n’était pas vertigineux. Cinq mètres plus bas, les parois se bombaient au contraire, au point de presque se rejoindre. Le gouffre ne ménageait plus alors qu’une fine tranchée, qui ressemblait aux lèvres d’un coquillage infini.
Fanny le rejoignit et commenta, tout en accrochant quantité de mousquetons et de broches autour de sa taille :
— Le torrent se glisse dans la crevasse et se déploie quelques mètres plus bas. C’est pourquoi le gouffre est beaucoup plus large après cette première faille. Dessous, les eaux éclaboussent les parois et les creusent. Nous devons nous glisser à l’intérieur, passer entre ces mâchoires.
Niémans contemplait les deux bords de glace qui semblaient s’entrouvrir comme à regret sur le gouffre.
— Si nous descendions plus bas dans le glacier, nous pourrions retrouver les eaux des siècles passés ?
— Absolument. En zone arctique, on peut descendre ainsi jusqu’à des époques très anciennes. A plusieurs milliers de mètres de profondeur, il y a, intactes, les eaux qui ont poussé Noé à construire son arche. Ainsi que l’air qu’il respirait.
— L’air ?
— Des bulles d’oxygène, emprisonnées dans les glaces.
Niémans était stupéfait. Fanny endossa son sac à dos et s’agenouilla au bord de la crevasse. Elle vissa une première broche et accrocha un mousqueton dans lequel elle passa une corde. Elle regarda encore le ciel d’orage, puis déclara d’une manière espiègle :
— Bienvenue dans la machine à remonter le temps, commissaire.
24
Ils descendirent en rappel.
Le policier était suspendu à une corde, elle-même glissée dans une poignée autobloquante. Pour descendre, il n’avait qu’à presser la poignée qui libérait aussitôt la corde, en douceur. Dès qu’il relâchait sa pression, le système se bloquait de nouveau. Il restait alors dans le vide, comme assis sur son baudrier.
Concentré sur ce simple geste, Niémans écoutait les ordres de Fanny qui, quelques mètres plus bas, lui indiquait le moment où il pouvait se laisser coulisser. Parvenu à la broche suivante, le policier changeait de filin en prenant soin d’abord de s’assurer avec une longe — une corde courte fixée à son baudrier. Avec toutes ses ramifications, Niémans se faisait penser à une sorte de pieuvre dont les tentacules auraient tinté comme un traîneau de Noël.
Au fil de la descente, le commissaire surplombait la jeune femme sans la voir, mais il éprouvait une confiance spontanée dans son expérience. A mesure qu’il longeait la paroi, il l’entendait s’activer à quelques mètres en dessous de lui. A cet instant, il ne pensait à rien. A travers sa propre concentration, il éprouvait simplement des sensations mêlées, vives, inédites. Le souffle froid de la muraille. Le soutien du baudrier qui maintenait son corps en suspens, au-dessus du vide. La beauté de la glace qui brillait d’un bleu sombre, tel un bloc de nuit arraché au firmament.
Bientôt, ils quittèrent la lumière du ciel. Ils passèrent sous les bords renflés de la faille, pénétrant dans le cœur même du gouffre. Niémans eut le sentiment de plonger dans la panse cristallisée d’un animal monstrueux. Sous cette cloche de glace, constituée de cent pour cent d’humidité, ses sensations s’aiguisaient, s’intensifiaient encore. Il admirait, subrepticement, les parois sombres et translucides qui décochaient des éclats revêches, comme des échos de lumière. Dans l’obscurité, chacun de leurs gestes provoquait une résonance de caverne.
Enfin, Fanny posa le pied sur une sorte de coursive, presque horizontale, qui courait tout au long de la paroi. Niémans parvint à son tour sur la marche naturelle. Les deux murs de la crevasse s’étaient de nouveau resserrés et n’étaient plus espacés maintenant que de quelques mètres.