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Le commissaire croisa les premiers panneaux indiquant la direction de la faculté. Au loin, les hauts sommets se dessinaient dans la lumière ouatée de la matinée orageuse. Au détour d’un virage, il aperçut, au fond de la vallée, l’université : des grands bâtiments modernes, des blocs striés de béton, cernés de toutes parts par de longues pelouses. Niémans songea à un sanatorium, qui aurait eu la taille d’une ville administrative.

Il quitta la nationale et s’orienta vers la vallée. Il discerna, à l’ouest, les rivières verticales qui s’entremêlaient, écorchant les flancs sombres des montagnes de leur cliquetis d’argent. Le policier ralentit : il frissonna en scrutant ces eaux glacées qui tombaient à pic, se cachant sous des bouillons de broussailles pour réapparaître aussitôt, blanches et éclatantes, puis disparaître encore…

Niémans se décida pour un petit détour. Il bifurqua, roula sous une voûte de mélèzes et de sapins, éclaboussés par la rosée matinale, puis découvrit une longue plaine, bordée de hautes murailles noires.

L’officier stoppa. Il sortit de sa voiture et saisit ses jumelles. Il scruta longuement le paysage : il avait perdu de vue la rivière. Bientôt, il comprit que le torrent, parvenu au creux de la vallée, filait juste derrière le mur de roches. Il pouvait même l’apercevoir, à la faveur de quelques V de pierres.

Soudain il remarqua un autre détail et fit le point avec ses jumelles. Non, il ne s’était pas trompé. Il retourna à sa voiture, démarra en trombe en direction de la ravine. Il venait de repérer, dans l’une des failles de rocaille, le cordon jaune fluorescent, spécifique à la gendarmerie nationale :

FRANCHISSEMENT INTERDIT

4

Niémans descendit dans la faille de roche où se dessinaient les virages d’un étroit sentier. Bientôt il dut stopper, l’espace n’étant plus assez large pour la berline. Il sortit du véhicule, passa sous le cordon plastifié et accéda à la rivière.

Le cours des eaux était ici stoppé par un barrage naturel. Le torrent, que Niémans s’attendait à découvrir bouillonnant d’écume, se transformait en un petit lac, clair et lénifiant. Comme un visage d’où toute colère aurait subitement disparu. Plus loin, à droite, il repartait et traversait sans doute la ville qui apparaissait, grisâtre, dans le lit de la vallée.

Mais Niémans s’arrêta net. Sur sa gauche, un homme était déjà là, accroupi au-dessus de l’eau. D’un geste réflexe, Niémans souleva la sangle velcro de son baudrier. Le geste fit cliqueter légèrement ses menottes. L’homme se tourna vers lui et sourit aussitôt.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda brutalement Niémans.

L’inconnu sourit encore, sans répondre, et se releva, s’époussetant les mains. C’était un jeune homme au visage frêle et aux cheveux blonds en poils de pinceau. Blouson de daim et pantalon à pinces. Il rétorqua, d’une voix claire :

— Et vous ?

Cette marque d’insolence désarma Niémans. Il déclara, d’un ton bourru :

— Police. Vous n’avez pas vu le cordon ? J’espère que vous avez une bonne raison d’avoir franchi la limite parce que…

— Éric Joisneau, SRPJ de Grenoble. Je suis venu en éclaireur. Trois autres OPJ vont arriver dans la journée.

Niémans le rejoignit sur la rive étroite.

— Où sont les plantons ? demanda-t-il.

— Je leur ai donné une demi-heure. Pour le petit déjeuner. (Il haussa les épaules, avec insouciance.) J’avais à travailler ici. Je voulais être tranquille… commissaire Niémans.

Le policier aux cheveux gris tiqua. Le jeune homme reprit, sur un ton d’évidence :

— Je vous ai tout de suite reconnu. Pierre Niémans. Ex-gloire du RAID. Ex-commissaire de la BRB. Ex-chasseur de tueurs et de dealers. Ex-beaucoup de choses, en somme…

— L’insolence est au programme des inspecteurs, maintenant ?

Joisneau s’inclina, dans une posture ironique :

— Excusez-moi, commissaire. J’essaie simplement de désacraliser la star. Vous savez bien que vous êtes une vedette, le « superflic » qui nourrit les rêves de tous les jeunes inspecteurs. Vous êtes ici pour le meurtre ?

— A ton avis ?

Le policier s’inclina de nouveau.

— Ça sera un honneur de travailler à vos côtés.

Niémans scrutait à ses pieds la surface miroitante des eaux lisses, comme vitrifiées par la lumière matinale. Une luminescence de jade semblait se lever des fonds.

— Dis-moi ce que tu sais sur l’affaire.

Joisneau leva les yeux vers la muraille de roc.

— Le corps était encastré là-haut.

— Là-haut ? répéta Niémans en observant la paroi où des reliefs agressifs jetaient des ombres abruptes.

— Oui. A quinze mètres de hauteur. Le tueur a enfoncé le corps dans une des failles de la paroi. Il lui a imprimé une posture bizarre.

— Quelle posture ?

Joisneau fléchit les jambes, remonta les genoux et croisa les bras contre son torse.

— La position « fœtus ».

— Pas banal.

— Rien n’est banal sur ce coup.

— On m’a parlé de blessures, de brûlures, reprit Niémans.

— Je n’ai pas encore vu le corps. Mais il paraît, en effet, qu’il y a de nombreuses traces de tortures.

— La victime est morte à la suite de ces tortures ?

— Il n’y a aucune certitude pour l’instant. La gorge porte aussi des entailles profondes. Des marques de strangulation.

Niémans se tourna de nouveau vers le petit lac. Il vit sa silhouette — coupe rasée et manteau bleu — se refléter distinctement.

— Et ici ? Tu as trouvé quelque chose ?

— Non. Ça fait une heure que je cherche un détail, un indice. Mais il n’y a rien. A mon avis, la victime n’a pas été tuée ici. Le tueur l’a seulement suspendue là-haut.

— Tu es monté jusqu’à la faille ?

— Oui. Rien à signaler. Le tueur est sans doute monté au sommet de la muraille, par l’autre côté, puis il a descendu le corps au bout d’une corde. Il est descendu à son tour, à l’aide d’une autre corde, et a encastré sa victime. Il s’est donné beaucoup de mal pour lui donner cette posture théâtrale. C’est incompréhensible.

Niémans regardait de nouveau la paroi, hérissée d’arêtes, creusée d’aspérités. D’où il était, il ne pouvait évaluer clairement les distances, mais il lui semblait que la niche où le corps avait été découvert était à mi-hauteur de la paroi, aussi éloignée du sol que du sommet de la falaise. Il pivota brutalement.

— Allons-y.

— Où ?

— A l’hôpital. Je veux voir le corps.

Dévoilé seulement jusqu’aux épaules, l’homme était nu, posé de profil sur la table scintillante. Sa posture était recroquevillée, comme s’il avait craint que la foudre le frappe au visage. Épaules rentrées, nuque baissée, le corps conservait ses deux poings serrés sous le menton, entre ses genoux repliés. La peau blanchâtre, les muscles saillants, l’épiderme creusé de plaies donnaient une présence, une réalité quasi insoutenable au cadavre. Le cou portait de longues lacérations, comme si on avait cherché à cisailler la gorge. Les veines diffuses se déployaient sous les tempes, tels des fleuves gonflés.