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Il ne cessait de ruminer. Il roulait maintenant en direction de Sète, par le bord de mer, et s’approchait du couvent Saint-Jean-de-la-Croix. Le paysage grisâtre et flou du littoral lui apportait un calme diffus. Pied au plancher, il envisagea cette fois les éléments rationnels qu’il avait collectés.

Les visites au photographe et au prêtre avaient bouleversé les perspectives de son enquête. Karim avait soudain saisi que les documents manquants de l’école Jean-Jaurès avaient peut-être été volés bien avant le cambriolage de la nuit précédente. Sur la route, il avait rappelé la directrice. A la question : « Est-il possible que tous ces documents aient disparu dès 1982 et que personne ne s’en soit rendu compte durant toutes ces années ? », la directrice avait répondu : « Oui. » A la question : « Est-il possible qu’on ait découvert cette disparition seulement aujourd’hui, à cause du cambriolage ? », elle avait répondu : « Oui. »A la question : « Avez-vous déjà entendu parler d’une religieuse qui aurait cherché à se procurer les photographies scolaires de cette époque ? », elle avait répondu : « Non. »

Et pourtant… Avant de partir, Karim avait effectué une dernière vérification à Sarzac. Grâce aux états civils — dates de naissance et adresses de résidence —, il avait contacté par téléphone plusieurs anciens élèves des deux classes fatidiques : CM1 et CM2, 1981 et 1982. Aucun d’eux ne possédait plus les portraits scolaires. Parfois, un feu s’était déclaré dans la pièce qui contenait les clichés. D’autres fois, un chapardage avait eu lieu : les voleurs n’avaient rien raflé, sinon ces quelques photographies. Parfois encore, mais plus rarement, on se souvenait de la sœur : elle était venue chercher les images. C’était la nuit et nul n’aurait pu la reconnaître. Tous ces événements étaient survenus durant la même et brève période : juillet 1982. Un mois avant la mort du petit Jude.

Aux environs de dix-sept heures trente, alors qu’il longeait le bassin de Thau, Karim repéra une cabine téléphonique et composa le numéro de Crozier. Il avançait maintenant hors normes. Obscurément, ce sentiment le branchait. Il larguait les amarres. Le commissaire hurla :

— J’espère que tu es en route, Karim. Nous avions dit dix-huit heures.

— Commissaire, je suis sur une piste.

— Quelle piste ?

— Laissez-moi avancer. Chaque pas confirme mon intuition. Avez-vous de nouveaux éléments concernant le cimetière ?

— Tu joues le coup en solitaire et tu voudrais que je…

— Répondez-moi. Avez-vous retrouvé la voiture ?

Crozier soupira.

— Nous avons identifié les propriétaires de sept Lada, deux Trabant et une Skoda dans les départements du Lot, Lot-et-Garonne, Dordogne, Aveyron et Vaucluse. Aucune d’entre elles n’est notre voiture.

— Vous avez déjà vérifié les emplois du temps des conducteurs ?

— Non, mais nous avons trouvé des particules de pneus, près du cimetière. Il s’agit de pneus au carbone, de très mauvaise qualité. Le propriétaire de notre bagnole roule avec les gommes d’origine. Toutes les voitures que nous avons repérées roulent en Michelin ou Goodyear. C’est la première chose que les acheteurs changent sur ce type de véhicules. Nous cherchons encore. Dans d’autres départements.

— C’est tout ?

— C’est tout pour l’instant. A toi. Je t’écoute.

— J’avance à rebours.

— A rebours ?

— Moins je trouve, plus je suis certain que je suis sur la bonne voie. Les cambriolages de cette nuit dissimulent une affaire bien plus grave, commissaire.

— Quel genre ?

— Je ne sais pas. Quelque chose qui concerne un enfant. Son rapt ou son meurtre. Je ne sais pas. Je vous rappelle.

Sans laisser le temps au commissaire de poser une nouvelle question, Karim raccrocha.

Aux abords de Sète, il traversa un petit village, en front de mer. Les eaux du golfe du Lion se mêlaient ici aux terres, en un immense marécage indistinct, bordé de roseaux. Le policier ralentit, longeant un port étrange, où aucun bateau n’était visible et où seuls de longs filets de pêche noirâtres se dressaient entre les maisons aux volets clos.

Tout était désert.

Une odeur lourde emplissait l’atmosphère, non pas une odeur maritime, mais plutôt celle d’un engrais, chargée d’acides et d’excréments.

Karim Abdouf approchait de sa destination. Des panneaux indiquaient la direction du couvent. Le soleil déclinant allumait des flaques salines, effilées comme des couteaux, à la surface des marécages. Au bout de cinq kilomètres, le flic repéra un nouveau panneau qui désignait un chemin de bitume, montant vers la droite. Il roula encore, emprunta d’autres lacets, d’autres virages, bordés de roseaux et de joncs échevelés.

Enfin, les bâtiments du cloître se dressèrent. Karim fut stupéfait. Entre les dunes sombres et les herbes folles, deux églises s’élevaient, monumentales. L’une d’elles arborait des tours finement ciselées, s’achevant en des dômes striés qui ressemblaient à de colossales pâtisseries. L’autre était rouge et massive, tissée de petites pierres, surplombée par une large tour au toit plat comme une roue. Deux véritables basiliques qui faisaient songer dans l’air marin à des épaves oubliées. Le Beur ne pouvait s’expliquer leur présence dans un lieu aussi désert, aussi désespéré.

En s’approchant, il découvrit un troisième bâtiment, qui s’étirait entre les paroisses. Une construction d’un seul étage, aux fenêtres en série, étroites et frileuses. Sans doute le monastère lui-même, qui paraissait serrer ses pierres comme pour éviter tout contact avec les édifices sacrés.

Karim se gara. Il songea qu’il n’avait jamais été confronté d’aussi près à la religion — ni aussi souvent, en si peu de temps. Cette réflexion suscita en lui un raisonnement qu’il avait déjà entendu. Lorsqu’il était à l’école des inspecteurs, à Cannes-Écluse, des commissaires venaient parfois retracer leur expérience. L’un d’entre eux avait profondément marqué Karim. Un grand mec, coiffé en brosse, portant des petites lunettes cerclées de fer. Son discours l’avait fasciné. L’homme avait expliqué que le crime se reflétait toujours sur les esprits des témoins et des proches. Qu’il fallait les considérer comme des miroirs, que le meurtrier se cachait dans un des angles morts.

L’homme avait l’air d’un fou, mais l’assistance avait été subjuguée. Il avait aussi parlé de structures atomiques. Selon lui, lorsque des éléments, des détails, même anodins, revenaient régulièrement dans une enquête, il fallait toujours les retenir, parce qu’ils dissimulaient à coup sur une signification profonde. Chaque crime était un noyau atomique et les éléments récurrents étaient ses électrons, oscillant autour de lui et dessinant une vérité subliminale. Karim sourit. Le keuf aux lunettes de métal avait raison. Cette remarque pourrait s’appliquer à sa propre enquête. La religion était devenue un élément récurrent. Depuis ce matin, se dessinait sans doute là une vérité qu’il lui fallait surprendre.

Il s’achemina vers un petit porche de pierre et sonna. Au bout de quelques secondes, un sourire apparut dans l’entrebâillement. C’était un sourire ancien, bordé de blanc et de noir. Avant que Karim ait pu ouvrir les lèvres, la sœur s’effaça en lui ordonnant : « Entrez, mon fils. »

Le flic pénétra dans un vestibule très sobre. Seule une croix de bois se découpait sur l’un des murs blancs, au-dessus d’un tableau aux reflets obscurs. A droite, le long d’un couloir, Abdouf distingua la clarté grise de quelques portes ouvertes. Par une embrasure plus proche, il aperçut des rangs de chaises vernissées, un sol revêtu de linoléum clair — l’aspect brut et impeccable d’un lieu de prière.