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— Suivez-moi, dit la religieuse. Nous étions en train de dîner.

— A cette heure ? s’étonna Karim.

La sœur étouffa un petit rire. Elle avait la malice d’une jeune fille.

— Vous ne connaissez pas l’emploi du temps des carmélites ? Chaque jour, nous devons reprendre la prière à dix-huit heures.

Karim suivit la silhouette. Leurs ombres se reflétaient sur le linoléum, comme sur les eaux d’un lac. Ils accédèrent à une grande salle où une trentaine de sœurs dînaient en bavardant, sous une lumière crue. Les figures et les voiles avaient une sécheresse légèrement cartonnée, une sécheresse d’hostie. Il y eut quelques coups d’œil vers le policier, quelques sourires, mais aucune conversation ne s’interrompit. Karim perçut plusieurs langues différentes : du français, de l’anglais, une langue slave aussi, peut-être du polonais. Sur les conseils de la sœur, il s’assit à l’extrémité de la table, devant une assiette creuse emplie d’une soupe aux grumeaux ocre.

— Mangez, mon fils. Un grand garçon comme vous…

« Mon fils », toujours… Mais Karim n’avait pas le cœur à rabrouer la sœur. Il baissa les yeux vers son assiette et se dit qu’il n’avait pas mangé depuis la veille. Il avala la soupe en quelques cuillerées, puis dévora plusieurs tartines de pain et de fromage. Chaque aliment avait le goût intime et singulier des mets fabriqués chez soi, avec les moyens du bord. Il se servit de l’eau, dans un broc d’inox, puis leva le regard : la sœur l’observait, échangeant quelques commentaires avec ses compagnes. Elle murmura :

— Nous parlions de votre coiffure…

— Eh bien ?

La sueur émit un petit rire.

— Ces nattes, comment faites-vous ?

— C’est naturel, répondit-il. Les cheveux crépus se forment naturellement en nattes, si vous les laissez pousser. En Jamaïque, on appelle ça des dreadlocks. Les hommes ne se coupent jamais les cheveux et ne se rasent pas. C’est contraire à leur religion, comme les rabbins. Lorsque les dreadlocks sont assez longues, ils les remplissent de terre afin qu’elles soient plus lourdes et…

Disant cela, Karim s’arrêta. L’enjeu de sa visite venait de revenir en force dans sa mémoire. Il entrouvrit les lèvres pour expliquer son enquête, mais c’est la sœur qui demanda, d’un ton grave :

— Que voulez-vous, mon fils ? Pourquoi portez-vous un pistolet sous votre veste ?

— Je suis de la police. Je dois voir sœur Andrée. Absolument.

Les religieuses continuaient de converser, mais le lieutenant comprit qu’elles avaient entendu sa requête. La femme déclara :

— Nous allons l’appeler. (Elle fit discrètement signe à une de ses voisines, puis s’adressa à Karim :) Venez avec moi.

Le flic s’inclina face à la tablée, en signe d’adieu et de remerciement. Un bandit de grand chemin, saluant celles qui lui avaient offert l’hospitalité. Ils empruntèrent de nouveau le couloir brillant. Leurs pas ne produisaient aucun bruit. Soudain, la religieuse se retourna.

— On vous a prévenu, n’est-ce pas ?

— De quoi ?

— Vous pourrez lui parler, mais vous ne pourrez la voir. Vous pourrez l’écouter, mais vous ne pourrez l’approcher.

Karim scrutait les bords du voile, arqués comme une voûte d’ombre. Il songea à une nef, à un dôme enluminé d’azur, à des cloches déchirant le ciel de Rome, ce genre de clichés qui vous traversent la tête quand vous voulez mettre un visage sur le Dieu des catholiques.

— Les ténèbres, souffla la femme. Sœur Andrée a fait vœu de ténèbres. Voilà quatorze ans que nous ne l’avons pas vue. A ce jour, elle doit être aveugle.

Dehors, les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les édifices massifs. Des aplats de froideur s’abattaient sur la cour déserte. Ils s’acheminèrent vers l’église aux hautes tours. Sur le flanc droit du bâtiment, ils découvrirent une nouvelle petite porte de bois. La religieuse fouilla dans les replis de sa robe. Karim perçut des cliquetis de clés, des raclements contre la pierre.

La sœur l’abandonna devant la porte entrouverte.

L’obscurité semblait habitée, peuplée d’odeurs humides, de cierges vacillants, de pierres usées. Karim fit quelques pas et leva les yeux. Il ne distinguait pas les hauteurs de la voûte. Les rares reflets des vitraux étaient déjà rongés par le crépuscule, les flammes des cierges semblaient prisonnières du froid, de l’écrasante immensité de l’église.

Il croisa un bénitier en forme de coquillage, dépassa des confessionnaux, puis longea des alcôves qui paraissaient cacher des objets secrets de culte. Il remarqua un nouveau chandelier noirâtre, supportant quantité de cierges qui brûlaient dans des flaques de cire.

Ces lieux éveillaient en lui de sourdes réminiscences. Malgré ses origines, malgré la couleur de sa peau, son inconscient était imprégné du credo catholique. Il se souvenait des mercredis frileux du foyer, où les séances télé de l’après-midi étaient toujours précédées par les cours de catéchisme. Le martyre du Chemin de croix. La bienveillance du Christ. La multiplication des pains. Toutes ces conneries… Karim sentit monter en lui une vague de nostalgie et une étrange tendresse pour ses éducateurs ; il s’en voulut d’éprouver de tels sentiments. Le Beur ne voulait pas avoir de souvenirs ni de faiblesse à l’égard de son passé. Il était un fils du présent. Un être de l’instant. C’est du moins comme cela qu’il aimait s’envisager.

Il longea encore les voûtes. Derrière les treillis de bois, au fond des niches, il discernait des tapis sombres, des gravats blanchâtres, des tableaux tissés d’or. Une odeur de poussière enveloppait chacun de ses pas. Soudain, un bruit grave lui fit tourner la tête. Il lui fallut quelques secondes pour distinguer l’ombre dans l’ombre — et lâcher la crosse de son Glock qu’il avait saisie instinctivement.

Au creux d’une alcôve, sœur Andrée se tenait parfaitement immobile.

31

Elle inclinait son visage et son voile dissimulait entièrement ses traits. Karim comprit qu’il ne verrait pas cette figure et il eut une illumination. La sœur et le petit garçon partageaient peut-être un signe, une marque sur leur visage, qui révélait un lien de parenté. La sœur et le petit garçon étaient peut-être mère et fils. Cette pensée lui empoigna l’esprit, comme un étau, au point qu’il n’entendit pas les premiers mots de la femme.

— Qu’avez-vous dit ? marmonna-t-il.

— Je vous ai demandé ce que vous vouliez.

La voix était grave, mais douce. Les crins d’un archet, voilant le timbre d’un violon.

— Ma sœur, j’appartiens à la police. Je suis venu vous parler de Jude.

Le voile sombre ne bougea pas.

— Il y a quatorze ans, reprit Karim, dans une petite ville appelée Sarzac, vous avez volé ou détruit toutes les photographies qui concernaient un petit garçon, Jude Itero. A Cahors, vous avez soudoyé un photographe. Vous avez trompé des enfants. Vous avez provoqué des incendies, commis des vols. Tout ça pour effacer un visage sur le papier glacé de quelques photos. Pourquoi ?

La sœur restait immobile. Son voile formait un arceau de néant.

— J’exécutais des ordres, prononça-t-elle enfin.

— Des ordres ? De qui ?

— De la mère de l’enfant.

Karim sentit des picotements lui parcourir tout le corps.

Il savait que la femme disait la vérité. En une seconde, le flic renonça à son hypothèse sœur/mère/fils.

La religieuse ouvrit la barrière de bois qui la séparait de Karim. Elle passa devant lui et marcha d’un pas ferme vers les chaises de paille. Elle s’agenouilla près d’une colonne, sur un prie-Dieu, nuque inclinée. Karim passa dans la rangée supérieure et s’assit en face d’elle. Des odeurs de paille tressée, de cendres, d’encens l’assaillirent.