— Je vous écoute, dit-il en scrutant la tache d’ombre, à l’endroit du visage.
— Elle est venue me voir, un dimanche soir, au mois de juin 82.
— Vous la connaissiez ?
— Non. Nous nous sommes rencontrées ici même. Je n’ai pas vu ses traits. Elle ne m’a pas donné son nom ni aucun renseignement. Elle m’a seulement dit qu’elle avait besoin de moi. Pour une mission particulière… Elle voulait que je détruise les photographies scolaires de son enfant. Elle voulait effacer toute trace de son visage.
— Pourquoi voulait-elle l’anéantir ?
— Elle était folle.
— Je vous en prie. Trouvez une autre explication.
— Elle disait que son enfant était poursuivi par des diables.
— Des diables ?
— C’est ainsi qu’elle s’exprimait. Elle disait qu’ils recherchaient son visage…
— Elle n’a donné aucune autre explication ?
— Non. Elle disait que son fils était maudit. Que son visage était une preuve, une pièce à conviction, qui reflétait le maléfice des diables. Elle disait aussi qu’elle et son fils avaient gagné deux années sur la malédiction, mais que le malheur venait de les rattraper, que les diables rôdaient de nouveau. Ses paroles n’avaient aucun sens. Une folle. C’était une folle.
Karim captait chaque mot de sœur Andrée. Il ne comprenait pas ce que signifiait cette histoire de « preuve », mais une vérité était claire : les deux années de répit étaient celles passées à Sarzac, dans le plus strict anonymat. D’où venaient donc cette mère et son fils ?
— Si le petit Jude était réellement poursuivi par des êtres menaçants, pourquoi confier une mission secrète à une religieuse, dont chacun se souviendrait ?
La femme ne répondit pas.
— S’il vous plaît, ma sœur, murmura Karim.
— Elle disait que, pour cacher son enfant, elle avait tout essayé, mais que les diables étaient beaucoup plus forts que cela. Elle disait qu’il ne lui restait plus qu’à exorciser le visage.
— Quoi ?
— Selon elle, il fallait que ce soit moi qui obtienne ces photos puis qui les brûle. Cette mission aurait valeur d’exorcisme. Je libérerais de cette manière le visage de son enfant.
— Ma sœur, je ne comprends rien.
— Je vous dis que cette femme était folle.
— Mais pourquoi vous ? Bon sang, votre monastère est à plus de deux cents kilomètres de Sarzac !
La sœur garda encore le silence, puis :
— Elle m’avait cherchée. Elle m’avait choisie.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je n’ai pas toujours été carmélite. Avant que la vocation ne naisse en moi, j’étais une mère de famille. J’ai dû abandonner mon mari et un petit garçon. La femme pensait que, pour cette raison, je serais sensible à sa requête. Elle avait raison.
Karim scrutait toujours l’anse d’ombre. Il insista :
— Vous ne me dites pas tout. Si vous pensiez que cette femme était folle, pourquoi lui avoir obéi ? Pourquoi avoir parcouru des centaines de kilomètres pour quelques photographies ? Pourquoi avoir menti, volé, détruit ?
— A cause de l’enfant. Malgré la démence de cette femme, malgré son discours absurde, je… je sentais que l’enfant était en danger. Et que la seule manière de l’aider était d’exécuter les ordres de sa mère. Ne serait-ce que pour calmer cette furie.
Abdouf déglutit. Ses picotements revinrent en force. Il s’approcha et prit sa voix la plus apaisante.
— Parlez-moi de la mère. De quoi avait-elle l’air, physiquement ?
— Elle était très grande, très forte. Elle mesurait au moins un mètre quatre-vingts. Ses épaules étaient larges. Je n’ai jamais vu son visage, mais je me souviens qu’elle portait une vraie tignasse noire et ondulée, qui auréolait sa tête. Elle portait aussi des lunettes, aux grosses montures. Elle était toujours vêtue de noir. Des espèces de pulls en coton ou en laine…
— Et le père de Jude ? Elle ne vous en a jamais parlé ?
— Jamais, non.
Karim empoigna le bois du prie-Dieu et se pencha encore. Instinctivement, la femme recula.
— Combien de fois est-elle venue ? reprit-il.
— Quatre ou cinq fois. Toujours le dimanche. Le matin. Elle m’avait donné une liste de noms et d’adresses — le photographe, les familles qui pouvaient posséder les photos. Pendant la semaine, je me débrouillais pour récupérer les images. Je retrouvais les familles. Je mentais. Je volais. J’ai soudoyé le photographe, avec l’argent qu’elle m’avait donné…
— Elle récupérait les photos ensuite ?
— Non. Je vous l’ai dit : elle voulait que ce soit moi qui les brûle… Quand elle venait, elle cochait simplement les noms sur sa liste… Lorsque tous les noms ont été barrés, j’ai… j’ai senti qu’elle était rassérénée. Elle a disparu, à jamais. Pour ma part, je me suis engloutie dans les ténèbres. J’ai choisi l’obscurité, l’isolement. Seul le regard de Dieu m’est tolérable. Depuis cette époque, il ne se passe pas un jour sans que je prie pour le petit garçon. Je…
Elle s’arrêta net, paraissant soudain comprendre une vérité implicite.
— Pourquoi venez-vous ici ? Pourquoi cette enquête ? Seigneur, Jude n’est pas…
Karim se leva. Les odeurs d’encens lui brûlaient la gorge. Il se rendit compte qu’il respirait bruyamment, la bouche ouverte. Il déglutit puis jeta un regard du côté de sueur Andrée.
— Vous avez fait ce que vous deviez faire, dit-il d’une voix sourde. Mais cela n’a servi à rien. Un mois plus tard, le petit môme était mort. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas pourquoi. Mais la femme était moins folle que vous ne pensez. Et la tombe de Jude a été profanée hier soir, à Sarzac. Je suis maintenant quasiment certain que les coupables de cet acte sont les diables qu’elle craignait à l’époque. Cette femme vivait dans un cauchemar, ma sœur. Et ce cauchemar vient de se réveiller.
La sœur gémit, tête baissée. Son voile dessinait des versants de soie noire et blanche. Karim continua, d’une voix de plus en plus forte. Son timbre rauque s’élevait dans l’église et il ne savait déjà plus pour qui il parlait : pour elle, pour lui, ou pour Jude.
— Je suis un flic sans expérience, ma sœur. Je suis un voyou et j’avance en solitaire. Mais en un sens, les salopards de la nuit dernière ne pouvaient pas plus mal tomber. (Il empoigna de nouveau le prie-Dieu.) Parce que j’ai fait une promesse au petit gosse, vous pigez ? Parce que je viens de nulle part et que rien ni personne ne pourra m’arrêter. Je cours pour mes propres couleurs, vous pigez ? Mes propres couleurs !
Le policier se pencha. Il sentit les esquilles craquer sous ses doigts.
— Maintenant, c’est le moment de cogiter, ma sœur. Trouvez quelque chose, n’importe quoi, pour me mettre sur la voie. Je dois remonter la trace de la mère de Jude.
Toujours inclinée, la religieuse niait de la tête.
— Je ne sais rien.
— Réfléchissez ! Où pourrai je retrouver cette femme ? Après Sarzac, où est-elle allée ? Et avant tout ça, d’où venait elle ? Donnez-moi un détail, un indice, qui me permette de continuer l’enquête !
Sœur Andrée réfréna ses sanglots.
— Je… je crois qu’elle venait avec lui.
— Avec lui ?
— Avec l’enfant.
— Vous l’avez vu ?
— Non. Elle le laissait en ville, près de la gare, dans un parc d’attractions. La fête existe toujours, mais je n’ai jamais eu le courage d’aller voir les forains, je… Peut-être que l’un d’entre eux se souviendra du petit garçon… C’est tout ce que je sais…