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JU-DI-TE-RO

Puis :

JUDITH HÉRAULT

Il faillit pousser un rugissement de triomphe. Jude Itero s’appelait en réalité Judith Hérault. Le petit garçon était une petite fille. Et la mère était bien l’institutrice. Elle avait repris son nom de jeune fille, pour mieux brouiller les pistes, et adapté le prénom de son enfant au masculin, sans doute pour ne pas troubler encore la gosse, ou ne pas risquer qu’elle ne commette d’impairs face à sa nouvelle identité.

Karim serra les poings. Il était certain que les choses s’étaient organisées de cette manière. La femme avait pu trafiquer l’identité de son enfant dans l’école, parce qu’elle était elle-même dans la place. Cette hypothèse expliquait tout : la facilité avec laquelle la femme avait abusé tout le monde à Sarzac, la discrétion avec laquelle elle avait subtilisé les documents officiels. D’une voix frémissante, il demanda à la directrice :

— Pourriez-vous obtenir des informations plus précises sur cette institutrice, à l’académie ?

— Ce soir ?

— Ce soir, oui.

— Je… Oui, je connais des gens. C’est possible. Que voulez-vous savoir ?

— Je veux savoir où Fabienne Pascaud-Hérault s’est installée après son départ de Sarzac. Je veux aussi savoir où elle a enseigné avant son arrivée dans votre ville. Trouvez aussi des personnes qui l’ont connue. Vous avez un téléphone cellulaire ?

La femme acquiesça, donna son numéro. Elle semblait légèrement dépassée. Karim reprit :

— Combien de temps vous faut-il pour vous rendre vous-même à l’académie et obtenir ces informations ?

— Deux heures environ.

— Emmenez votre portable. Je vous rappelle dans deux heures.

Karim s’extirpa de la cahute et salua de la main les Braseros, qui avaient repris leur danse de Saint-Guy.

34

Deux heures à tuer.

Karim réajusta son bonnet et s’achemina vers son break. L’ombre était balayée par un vent chargé de miasmes marins, qui semblait fissurer la terre et l’asphalte. Deux heures à tuer. Il se dit que, peut-être, cette région ne lui avait pas encore tout donné.

Il tenta d’imaginer Fabienne et Judith Hérault, les deux êtres solitaires qui venaient ici chaque dimanche d’été. Il imagina la scène avec précision, se repassant chaque aspect, chaque détail qui pouvait peut-être lui murmurer une nouvelle voie à suivre. Il distinguait la mère et sa fille, à la lumière du matin, marchant en toute discrétion dans une région où personne ne les connaissait. La femme, déterminée, obsédée par le visage de son enfant. Et elle, la môme androgyne, fermée à double tour sur sa peur.

Abdouf n’aurait su dire pourquoi, mais il imaginait ce couple étrange scellé dans la même détresse. Il les voyait main dans la main, marchant en silence… Comment venaient-elles ici ? Par le train ? Par la route ?

Le lieutenant décida de visiter toutes les gares ferroviaires des environs, les stations d’autoroute, les gendarmeries, en quête d’une trace, d’un procès-verbal, d’un souvenir…

Deux heures à tuer : c’était cela ou rien.

Il démarra sous le ciel qui rougeoyait dans les dernières braises du soleil couchant. Les nuits d’octobre se recroquevillaient déjà dans leur obscurité précoce.

Karim trouva une cabine téléphonique et appela d’abord le SRPJ de Rodez, en quête d’une voiture immatriculée au nom de Fabienne Pascaud ou de Fabienne Hérault dans le département du Lot, en 1982. En vain. Il n’y avait pas de carte grise à ces patronymes. Il reprit sa voiture et focalisa ses recherches sur les gares environnantes, sans abandonner totalement la possibilité d’un véhicule personnel.

Il visita quatre stations ferroviaires. Pour obtenir quatre fois zéro. Abdouf avalait les kilomètres, en cercles concentriques, autour du monastère et du parc d’attraction. Il n’apercevait que de hautes figures fantomatiques dans le halo de ses phares : des arbres, des roches, des tunnels… Il se sentait bien. L’adrénaline lui chauffait les membres, et l’excitation maintenait toutes ses facultés en éveil. Le Beur retrouvait les sensations qu’il aimait, celles de la nuit, de la peur. Ces sensations découvertes au cœur des parkings, alors qu’il limait ses premières clés derrière les pylônes. Karim ne craignait pas les ténèbres : c’était son monde, son manteau, ses eaux profondes. Il s’y sentait en sérénité, tendu comme une arme, puissant comme un prédateur.

A la cinquième gare, le flic ne surprit qu’une zone de fret, encombrée de vieux wagons et de turbines bleuâtres. Il repartit dans l’instant mais pila aussitôt après. Il se trouvait sur un pont, au-dessus de l’autoroute, la sortie de Sète-Ouest. Il scruta la petite station de péage, à trois cents mètres de là. Son instinct lui ordonna d’y effectuer une vérification.

Enfoncer chaque jalon, toujours.

Il emprunta la voie d’accès et tourna aussitôt à droite, franchissant une rangée de troènes. Il y avait là plusieurs bâtiments en préfabriqué : les bureaux de la station d’autoroute. Aucune lumière. Pourtant, près des hangars attenants aux baraques, le lieutenant repéra un homme. Il braqua encore, gara la voiture et marcha droit vers la silhouette qui s’affairait au pied d’un haut camion.

Le vent âcre redoublait. Tout était sec, mat, poudreux, comme enveloppé d’un souffle salin. Le flic enjamba des panneaux de signalisation routière, des pelles, des bâches plastiques. Il frappa la benne du camion — un convoi de sel — et produisit un fracas métallique.

L’homme sursauta ; sa cagoule ménageait seulement un espace pour les yeux. Ses sourcils grisâtres se froncèrent.

— Qu’est-ce qu’y a ? Qui vous êtes ?

— Le Diable.

— Hein ?

Karim sourit en s’appuyant contre la benne.

— Je plaisante. C’est la police, papa. J’ai besoin de renseignements.

— Des renseignements ? Y a personne jusqu’à demain matin, je…

— Les stations d’autoroute fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Le receveur est dans sa cabine, et moi j’travaille ici…

— C’est bien ce que je dis. On va aller toi et moi dans le bureau. Tu vas boire un petit café, pendant que je jette un œil au PCI.

— Le… PCI ? Mais… qu’est-ce que vous cherchez ?

— Je t’expliquerai tout ça au chaud.

Les bureaux étaient à l’image de l’ensemble : étriqués et provisoires. Des murs étroits, des portes creuses, des bureaux de formica. Tout était éteint, tout était mort, excepté un ordinateur qui vibrait dans la pénombre. Le PCI — la centrale d’informations qui tournait en boucle tout au long de l’année et assurait un relais d’information sur l’ensemble du réseau autoroutier régional. Chaque accident, chaque panne, chaque déplacement des agents routiers étaient consignés dans cette mémoire.

Le vieil homme voulut manipuler lui-même l’ordinateur. Il souleva sa cagoule. Karim murmura à son oreille :

— Juillet 82. A toi de jouer. Je veux tout savoir. Les accidents. Les dépannages. Le nombre d’usagers. La moindre anecdote. Tout.

Le vieux retira ses gants et souffla sur ses doigts pour les réchauffer. Il pianota durant quelques secondes. Un listing apparut, correspondant au mois de juillet 82. Des chiffres, des données, des dépannages. Rien qui n’éveillât quoi que ce soit.

— Tu peux effectuer une recherche par nom ? demanda Karim, penché au-dessus de l’homme.