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Niémans leva le regard vers les autres hommes présents dans la morgue. Il y avait le juge d’instruction Bernard Terpentes, silhouette étroite et brève moustache, le capitaine Roger Barnes, colossal, oscillant comme un cargo, qui dirigeait la brigade de gendarmerie de Guernon, et le capitaine René Vermont, délégué par la section de recherche de gendarmerie, un petit homme déplumé, au visage couperosé et aux yeux en mèches de vrille. Joisneau se tenait en retrait et affichait une mine de stagiaire zélé.

— On connaît son identité ? demanda Niémans à la cantonade.

Barnes avança d’un pas, très militaire, et se racla la gorge.

— La victime s’appelle Rémy Caillois, monsieur le commissaire. Il était âgé de vingt-cinq ans. Il exerçait l’activité de chef-bibliothécaire depuis trois années, à l’université de Guernon. Le corps a été identifié par son épouse, Sophie Caillois, ce matin.

— Elle avait signalé sa disparition ?

— Hier, dimanche, en fin d’après-midi. Son mari était parti la veille en randonnée dans la montagne, vers la pointe du Muret. Seul, comme il le faisait chaque week-end. Parfois il dormait dans l’un des refuges. C’est pourquoi elle ne s’est pas inquiétée. Jusqu’à hier après-midi et…

Barnes s’arrêta. Niémans venait de dénuder le torse du cadavre.

Il y eut une sorte d’effroi silencieux, un cri blanc qui resta bloqué dans les gorges. L’abdomen et le thorax de la victime étaient criblés de plaies noirâtres, variant les formes, les reliefs. Des coupures aux lèvres violacées, des brûlures irisées, des sortes de nuages de suie. On discernait aussi des lacérations, moins profondes, qui s’étiraient autour des bras et des poignets, comme si l’on avait ligoté l’homme avec du câble.

— Qui a découvert le corps ?

— Une jeune femme… (Barnes jeta un regard à son dossier et reprit :) Fanny Ferreira. Une professeur, à l’université.

— Comment l’a-t-elle découvert ?

Barnes se racla de nouveau la gorge.

— C’est une sportive qui pratique la nage en eau vive. Vous savez : on descend les rapides sur un flotteur, en combinaison et en palmes. C’est un sport très dangereux et…

— Et alors ?

— Elle a terminé sa course au-delà du barrage naturel de la rivière, au pied de la muraille qui clôt le campus. En montant sur le parapet, elle a aperçu le corps, niché dans la paroi.

— C’est ce qu’elle vous a dit ?

Barnes lança un regard incertain autour de lui.

— Eh bien, oui, je…

Le commissaire dévoila totalement le corps. Il tourna autour de la créature blanchâtre, recroquevillée, dont le crâne aux cheveux très courts pointait comme une flèche de pierre.

Niémans attrapa les feuillets du certificat de décès que Barnes lui tendait. Il parcourut les lignes dactylographiées. Le document avait été rédigé par le directeur de l’hôpital en personne. Le praticien ne se prononçait pas sur l’heure du décès. Il se contentait de décrire les plaies visibles et concluait à une mort par strangulation. Pour en savoir plus, il allait falloir déplier le corps et pratiquer l’autopsie.

— Quand arrive le légiste ?

— On l’attend d’une minute à l’autre.

Le commissaire s’approcha de la victime. Il se pencha, observa ses traits. Plutôt un beau visage, jeune, aux yeux fermés, et surtout sans aucune trace de coups ou de sévices.

— Personne n’a touché au visage ?

— Personne, commissaire.

— Il avait les yeux fermés ?

Barnes acquiesça. Du pouce et de l’index, Niémans écarta légèrement les paupières de la victime. Alors se passa l’impossible : une larme, lente et claire, coula de l’œil droit. Le commissaire eut un sursaut révulsé : ce visage pleurait.

Niémans braqua son regard sur les autres hommes : personne n’avait remarqué ce détail stupéfiant. Il conserva son sang-froid et recommença son geste, toujours invisible pour les autres. Ce qu’il vit lui prouva qu’il n’était pas fou, mais que ce meurtre était sans doute ce que tout flic redoute ou espère, tout au long de sa carrière, selon sa personnalité.

Il se redressa et recouvrit le corps, d’un geste sec. Il murmura à l’attention du juge :

— Parlez.

— Nous de la procédure d’enquête.

Bernard Terpentes se dressa.

— Messieurs, vous comprendrez que cette affaire risque d’être difficile et… inhabituelle. C’est pourquoi le procureur et moi avons décidé de co-saisir le SRPJ de Grenoble et la SR de gendarmerie nationale. J’ai également appelé le commissaire principal Pierre Niémans, ici présent, qui vient de Paris. Vous connaissez sans doute son nom. Le commissaire appartient aujourd’hui à une instance supérieure de la BRP, la Brigade de répression du proxénétisme, à Paris. Nous ne savons rien pour l’instant des motivations du meurtre, mais il s’agit peut-être d’un crime à motivation sexuelle. D’un maniaque, en tous les cas. Et l’expérience de M. Niémans nous sera très utile. C’est pourquoi je vous propose que le commissaire prenne la direction des opérations…

Barnes acquiesça d’un bref signe de tête, Vermont l’imita, mais dans une version moins empressée. Quant à Joisneau, il répondit :

— Pour moi, il n’y a pas de problèmes. Mais mes collègues du SRPJ vont arriver et…

— Je leur expliquerai, trancha Terpentes. (Il se tourna vers Niémans.) Commissaire, nous vous écoutons.

L’emphase de cette scène pesait à Niémans. Il avait hâte d’être dehors, dans l’enquête, et surtout seul.

— Capitaine Barnes, demanda-t-il, combien d’hommes avez-vous ?

— Huit. Non… Excusez-moi, neuf.

— Sont-ils habitués à interroger des témoins, à relever des indices, à organiser des barrages routiers ?

— Eh bien… Ce n’est pas vraiment le genre de choses que nous…

— Et vous, capitaine Vermont, combien d’hommes avez-vous ?

La voix du gendarme claqua comme un tir d’honneur :

— Vingt. Des hommes d’expérience. Ils vont quadriller les terrains qui entourent les lieux de la découverte et…

— Très bien. Je suggère qu’ils interrogent aussi toutes les personnes qui habitent près des routes menant à la rivière, qu’ils visitent aussi les stations-service, les gares, les maisons voisines des arrêts de car… Le jeune Caillois, pendant ses randonnées, dormait parfois dans les refuges. Repérez-les et fouillez-les. La victime a peut-être été surprise dans l’un d’eux.

Niémans se tourna vers Barnes.

— Capitaine, je veux que vous lanciez des demandes d’informations dans toute la région. Je veux obtenir, avant midi, la liste des rôdeurs, maraudeurs et autres clochards du département. Je veux que vous vérifiiez les récentes sorties de prison, dans un rayon de trois cents kilomètres. Les vols de voiture et les vols tout court. Je veux que vous interrogiez tous les hôtels, les restaurants. Envoyez des questionnaires par fax. Je veux connaître le moindre fait singulier, la moindre arrivée suspecte, le moindre signe. Je veux aussi la liste des faits divers survenus ici, à Guernon, depuis vingt ans et plus, qui pourraient rappeler, de près ou de loin, notre affaire.

Barnes notait chaque exigence sur un carnet. Niémans s’adressa à Joisneau :

— Contacte les Renseignements généraux. Demande-leur la liste des sectes, des mages et de tous les frappadingues recensés dans la région.

Joisneau acquiesça. Terpentes opinait aussi du chef, en signe d’assentiment supérieur, comme si on lui ôtait les idées de la tête.

— Voilà de quoi vous occuper en attendant les résultats de l’autopsie, conclut Niémans. Inutile de vous signaler que nous devons garder le silence absolu sur tout ça. Pas un mot à la presse locale. Pas un mot à quiconque.