Au cœur de cette fièvre, de cette rumeur de guerre, Niémans s’obstinait sur le mode intime. Plus que jamais, il était persuadé qu’il trouverait l’assassin en découvrant son mobile. Et son mobile était, peut-être, la vengeance. Mais il devait prendre des précautions extrêmes avec cette hypothèse. Ni les autorités ni le grand public n’appréciaient le paradoxe en matière criminelle. Officiellement, un meurtrier tuait des innocents. Or, Niémans cherchait maintenant à démontrer que ces victimes étaient aussi des coupables.
Comment avancer sur ce terrain ? Caillois et Sertys avaient verrouillé leur existence sur leurs secrets. Sophie Caillois ne dirait pas un mot et sa filature n’avait livré pour l’instant aucun résultat. Quant à la mère de Sertys ou aux collègues de l’aide-soignant, déjà interrogés, ils ne connaissaient que l’image convenue de Philippe Sertys. Sa mère n’était pas même au courant de l’existence de l’entrepôt, qui avait pourtant appartenu à son mari, René Sertys.
Alors ?
Alors Niémans ne songeait plus, à cet instant, qu’à un autre mystère, qui commençait à supplanter tous les autres dans sa conscience. Il connecta son téléphone et rappela Barnes :
— Du nouveau sur Joisneau ?
Le jeune lieutenant, le policier impeccable qui brûlait d’acquérir le savoir du « maître », n’était toujours pas réapparu.
— Ouais, grasseya Barnes. J’ai envoyé un de mes gars à l’institut des aveugles, pour savoir où il avait pu aller, ensuite.
— Eh bien ?
Le capitaine articula, la voix lasse :
— Joisneau a quitté l’institut à dix-sept heures environ. Il semble qu’il soit parti pour Annecy, afin de rendre visite à un ophtalmologue. Un professeur de la faculté de Guernon, qui s’occupe des patients de l’institut.
— Vous l’avez appelé ?
— Bien sûr. Nous avons essayé ses coordonnées professionnelles et personnelles. Aucun numéro ne répond.
— Vous avez les adresses ?
Barnes dicta à Niémans un seul nom de rue : le médecin vivait dans une maison qui abritait aussi son cabinet.
— Je fais l’aller et retour, conclut Niémans.
— Mais… pourquoi ? Joisneau va bien finir par…
— Je me sens responsable.
— Responsable ?
— Si le môme a fait une connerie, s’il a pris un risque inutile, je suis sûr que c’est pour m’épater, me bluffer, vous comprenez ?
Le gendarme rétorqua, d’un ton apaisant :
— Joisneau va réapparaître. C’est un jeune. Il a dû se monter la tête sur une piste foireuse…
— Je suis d’accord. Mais il est peut-être en danger. A son insu.
— En… danger ?
Niémans ne répondit pas. Il y eut quelques secondes de silence. Barnes ne semblait pas saisir le sens des paroles du commissaire. Il ajouta soudain :
— Ah oui, j’oubliais : Joisneau a aussi appelé l’hôpital. Il voulait passer aux archives.
— Les archives ?
— D’immenses galeries souterraines sous le CHRU, qui contiennent toute l’histoire de la région, à travers ses naissances, ses maladies et ses morts.
Le policier sentait l’angoisse resserrer son étreinte : le petit blond suivait donc une voie en solitaire. Une voie qui avait pris sa source à l’institut, qui l’avait conduit chez l’ophtalmologue, puis aux archives du centre hospitalier. Il acheva :
— Mais personne ne l’a vu là-bas, à l’hôpital ?
Barnes répondit par la négative. Niémans raccrocha. Aussitôt, un nouvel appel résonna. Il n’était plus question de radiomessageries, de nom de code, de précautions. Tous les enquêteurs travaillaient désormais dans l’urgence. La voix de Costes vibrait :
— Je viens de prendre livraison du corps.
— C’est Sertys ?
— C’est lui, aucun doute possible.
Le commissaire souffla. Tous les éléments glanés depuis trois heures sur Philippe Sertys entraient bien dans le cadre de l’enquête. Et il allait pouvoir lancer une équipe officielle sur une fouille minutieuse de l’entrepôt. Costes poursuivait :
— Il y a une sacrée différence avec les premières mutilations.
— Laquelle ?
— Le meurtrier a prélevé les yeux, mais aussi les mains. Le tueur a sectionné les deux poignets. Vous ne l’avez pas vu à cause de la position fœtus du corps : les moignons étaient coincés entre les genoux.
Les yeux. Les mains. Niémans discernait un lien occulte entre ces éléments anatomiques. Mais il n’aurait su dire dans quelle logique infernale ces deux mutilations s’intégraient.
— C’est tout ? reprit-il.
— Pour l’instant, oui. Je commence l’autopsie.
— Tu en as pour combien de temps ?
— Deux heures, minimum.
— Commence par les orbites et appelle-moi dès que tu obtiendras quelque chose. Je suis sûr qu’il y a un indice pour nous.
— J’ai l’impression d’être un messager de l’enfer, commissaire.
Niémans traversa la salle de la bibliothèque. Près de la porte, il remarqua le policier râblé, penché sur la thèse de Rémy Caillois. Il s’accorda un petit détour et s’assit en face de lui, dans l’un des compartiments vitrés de lecture.
— Comment ça se passe ?
L’OPJ leva les yeux.
— Je rame.
Le commissaire sourit en désignant l’épais document.
— Rien de neuf ?
Le policier haussa les épaules.
— Toujours la Grèce, les Olympiades, les épreuves sportives et ce genre de trucs : course, javelot, pancrace… Caillois parle du caractère sacré de l’épreuve physique, du record, voyez… (L’officier ourla les lèvres, en signe d’incrédulité.) Une sorte de… de communion avec des forces supérieures. Selon lui, un record physique était considéré, à cette époque, comme une véritable passerelle pour communiquer avec les dieux… Par exemple, l’athlon, l’athlète originel, pouvait, en dépassant ses propres limites, déclencher les puissances de la terre… la fertilité, la fécondité. Remarquez, quand on voit la frénésie de certains matches de foot, c’est sûr que le sport déclenche des forces surprenantes et…
— Qu’as-tu noté d’autre ?
— Selon Caillois, durant l’Antiquité, les athlètes étaient aussi des poètes, des musiciens, des philosophes. Et là-dessus, il insiste vraiment, le petit bibliothécaire. Il a l’air de regretter le temps où l’esprit et le corps étaient scellés, soudés, à l’intérieur du même être humain. C’est le sens de son titre : « La nostalgie d’Olympie ». La nostalgie du temps des hommes supérieurs, à la fois cérébraux et puissants, spirituels et sportifs. Caillois oppose à cette époque exigeante notre siècle actuel, où les intellos ne soulèvent pas un poids et où les athlètes n’ont rien dans le citron. Il y voit le signe d’une décadence, d’un partage entre l’esprit et le corps.
Niémans revit tout à coup les athlètes de son cauchemar. Les aveugles à la réalité minérale. Sophie Caillois lui avait expliqué que, selon son époux, les sportifs de Berlin avaient renoué avec cette communion profonde entre le physique et la pensée.
Le policier songea aussi aux champions de l’université : ces enfants de professeurs, dont lui avait parlé Joisneau, qui obtenaient les meilleurs résultats dans toutes les disciplines, même sportives. A leur façon, ces surdoués se rapprochaient eux aussi du concept de l’athlète parfait. Lorsque Niémans avait contemplé les photographies des médaillés de la faculté, dans l’antichambre du bureau du recteur, il avait surpris sur ces visages une force juvénile troublante. Comme l’incarnation d’une force, mais aussi d’un esprit à part. D’une philosophie ? Il sourit au jeune policier qui l’observait d’un air tracassé.