— Tu me sembles avoir pas trop mal pigé, conclut-il.
— Je navigue à vue. Je comprends à peu près une phrase sur deux. (L’homme se tapota l’extrémité du nez.) Mais je me fie à mon flair. Les fachos, je les reconnais de loin.
— Tu crois que Caillois était un faf ?
— Je ne saurais dire exactement… Ça m’a l’air plus complexe… Pourtant, son mythe du surhomme, là, de l’athlète à l’esprit pur, ça me rappelle les éternels délires de race supérieure et ce genre de salades…
De nouveau, Niémans revit les images des Olympiades de Berlin, dans le couloir de l’appartement des Caillois. Il existait un secret derrière ces images, et derrière les records sportifs de Guernon. Tout cela formait peut-être un ensemble, mais lequel ?
— Il n’y a pas d’allusions à des rivières ? demanda-t-il enfin. Des rivières pourpres ?
— Quoi ?
Pierre Niémans se leva.
— Oublie.
L’OPJ suivit des yeux le grand homme en manteau bleu et déclara :
— Franchement, commissaire, vous auriez pu demander à un étudiant, à un type plus qualifié que moi pour…
— Je veux le regard d’un pro. Je veux une lecture qui entre dans le cadre de l’enquête.
L’officier fit une nouvelle moue circonspecte.
— Vous croyez vraiment que tout ce bla-bla peut jouer un rôle dans l’affaire ?
Niémans saisit le rebord de la vitre et se pencha au-dessus.
— Dans une affaire, chaque élément joue un rôle. Il n’y a pas de hasards, pas de détails inutiles. Tout fonctionne comme une structure atomique, tu comprends ? Continue ta lecture.
Niémans abandonna l’homme sur une expression de doute intense.
Dehors, sur le campus, il aperçut les éclairs lointains des projecteurs d’équipes de télévision. Il plissa les yeux et discerna la maigre silhouette de Vincent Luyse, le recteur, qui balbutiait, debout sur les marches de l’édifice, une déclaration apaisante. Il repéra aussi les logos caractéristiques des chaînes de télévision régionales, nationales et même de Suisse romande… Les journalistes jouaient des coudes, les questions fusaient. Le processus était engagé : les feux des médias se focalisaient sur Guernon. La nouvelle des meurtres allait se propager dans toute la France et la panique se concentrer dans la petite ville.
Et ce n’était qu’un début.
37
En route, Niémans rappela Antoine Rheims.
— Des nouvelles de l’Anglais ?
— Je suis à l’Hôtel-Dieu. Il n’a toujours pas repris connaissance. Les toubibs sont très pessimistes. L’ambassade du Royaume-Uni a lâché une escouade d’avocats. Ils viennent directement de Londres. Les journalistes sont là aussi. Imagine le pire : tu seras encore en dessous.
La connexion satellite était parfaite. La voix de Rheims, cristalline.
Niémans imagina le directeur dans l’île de la Cité, et il se revit lui-même dans des hôpitaux, interrogeant des prostituées victimes de leurs macs, les traits tuméfiés, les arcades déchirées à coups de chevalière. Il voyait aussi les visages ensanglantés des suspects qu’il avait lui-même secoués. Il voyait les mains menottées au lit, alors que clignotaient et oscillaient tout un tas de bordels luminescents, dans la pâleur sépulcrale de la chambre.
Il voyait le parvis de Notre-Dame, alors qu’il sortait de l’Hôtel-Dieu, harassé, battu, à trois heures du matin, dans la claire vacance de la nuit. Pierre Niémans était un guerrier. Et ses souvenirs rayonnaient d’une lueur de métal, de baudrier, de feux de champs de bataille. Il éprouva un brutal élan de mélancolie pour cette existence singulière, dont bien peu d’hommes auraient voulu, mais qui constituait sa seule raison d’être sur la Terre.
— Et ton enquête ? demanda Rheims.
Le ton était moins agressif que lors du premier coup de fil : la solidarité entre collègues, les années partagées, le bon vieux fluide de jadis reprenaient l’avantage.
— Nous avons maintenant deux meurtres. Et pas l’ombre d’un indice. Mais je poursuis ma route. Et je sais que je suis sur la bonne voie.
Rheims n’ajouta rien, mais ce silence, Niémans le sentait, était un aveu de confiance. Le policier aux lunettes de fer demanda :
— Et pour moi ?
— Quoi, pour toi ?
— Je veux dire, dans la boîte, il n’y a pas de procédure à propos du hooligan ?
Rheims eut un rire lugubre.
— Tu veux dire l’IGS ? Il y a trop longtemps qu’ils espèrent ça. Ils peuvent attendre encore un peu.
— Attendre quoi ?
— Que le rosbif meure. Pour t’inculper d’homicide.
Niémans parvint à Annecy aux environs de vingt-trois heures. Il emprunta de longues et claires artères, sous les frondaisons des arbres. Les feuillages, flattés par les lumières des réverbères, ressemblaient à des moires morcelées. Au fond de chaque avenue, Niémans distinguait des petits monuments, comme surgis de puits de lumière : des kiosques, des fontaines, des statues. Minuscules, à plusieurs centaines de mètres, ces constructions ressemblaient à des figurines de boîtes à musique, à des effigies de calandre. Comme si la cité, au fil de ses places, de ses squares, abritait ses trésors dans des écrins de pierre, de marbre et de feuilles.
Il longea les canaux d’Annecy, qui affichaient des faux airs d’Amsterdam, s’ouvrant au loin sur le lac et les lumières de la Suisse. Le policier avait du mal à se convaincre qu’il n’était qu’à quelques dizaines de kilomètres de Guernon, de ses corps, de son tueur sauvage. Il atteignit le quartier résidentiel de la ville. Avenue des Ormes. Boulevard Vauvert. Impasse des Hautes-Brises. Des noms qui devaient résonner pour les habitants d’Annecy comme des rêves de pierre blanche, des marques de puissance.
Il gara la berline à l’entrée de l’impasse qui descendait en contrebas. Les hautes demeures étaient serrées les unes contre les autres, à la fois précieuses et écrasantes, entrecoupées de jardins dissimulés derrière des murets vert-de-gris. Le numéro recherché correspondait à un hôtel particulier en pierre de taille, arborant une marquise oblongue. Le policier appuya deux fois sur la sonnette en forme de losange dont le bouton simulait une pupille. Dessous, la plaque de marbre noir indiquait : « Dr Edmond Chernecé. Ophtalmologie. Chirurgie des yeux. »
Pas de réponse. Niémans baissa les yeux. Cette serrure n’était pas un problème et le commissaire n’était plus à une effraction près. Il manipula les pennes et les goupilles avec dextérité et pénétra dans un couloir dallé de marbre. Des panneaux fléchés indiquaient la direction de la salle d’attente, le long du corridor, sur la gauche, mais le policier remarqua une porte tendue de cuir, sur sa droite.
Le cabinet de consultations. Il tourna la poignée et découvrit une longue pièce, en fait une vaste véranda, dont le toit et les deux murs étaient entièrement tapissés de pavés de verre. Un bruissement d’eau résonnait quelque part, dans l’obscurité.
Il fallut quelques secondes à Niémans pour distinguer, au fond de la salle, une silhouette, debout face à un évier.
— Docteur Chernecé ?
L’homme tendit son regard. Niémans s’approcha. Le premier détail qu’il perçut avec précision, ce furent des mains, bronzées et brillantes sous les tresses de l’eau. De vieilles racines, tavelées de marques brunes, dont les veines remontaient en réseaux vers des poignets puissants.