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— Qui êtes-vous ?

La voix était grave, paisible. De petite taille, mais de forte corpulence, l’homme semblait âgé de plus de soixante ans. Des cheveux blancs jaillissaient en vagues vigoureuses de son front haut et hâlé, marqué lui aussi de taches brunes. Un profil de falaise, un torse de dolmen : l’homme ressemblait à un monolithe. Un roc mystérieux, d’autant plus étrange que le médecin était seulement vêtu d’un tee-shirt et d’un caleçon blancs.

— Pierre Niémans, commissaire de police. J’ai sonné mais personne n’a répondu.

— Comment êtes-vous rentré ?

Niémans fit jouer ses doigts, comme un magicien de cirque.

— Les moyens du bord.

L’homme sourit avec élégance, sans prendre ombrage des manières indélicates du policier. Il ferma la longue hampe du robinet avec son coude et traversa la pièce transparente, les avant-bras relevés, en quête d’une serviette. Des instruments binoculaires, des microscopes, des planches anatomiques exhibant des globes oculaires, des yeux écorchés, apparaissaient dans l’ombre. Chernecé déclara, sur un ton neutre :

— Cet après-midi, un policier est déjà venu. Que voulez-vous ?

Niémans n’était plus qu’à quelques mètres du docteur. Il comprit qu’il contemplait seulement maintenant le trait fondamental de l’homme — celui qui l’aurait caractérisé parmi des milliers d’autres : les yeux. Chernecé possédait un regard incolore : des iris gris qui lui donnaient une vigilance de serpent. Des pupilles qui ressemblaient à de minuscules aquariums, où seraient passées des créatures meurtrières, caparaçonnées d’écailles de fer. Niémans déclara :

— Je suis venu vous poser quelques questions à son sujet.

L’homme sourit avec indulgence.

— C’est original. Les policiers enquêtent sur les autres policiers, maintenant ?

— A quelle heure est-il venu ?

— Je dirais, environ dix-huit heures.

— Si tard ? Vous souvenez-vous de ses questions ?

— Bien sûr. Il m’a interrogé sur les pensionnaires d’un institut situé près de Guernon. Un institut qui accueille des enfants souffrant de problèmes oculaires, que je soigne régulièrement.

— Que vous a-t-il demandé ?

Chernecé ouvrit une armoire aux parois d’acajou. Il saisit une chemise claire, aux plis amples, et se glissa à l’intérieur, en quelques gestes légers.

— Il voulait connaître l’origine des affections des enfants. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait de maladies héréditaires. Il désirait aussi savoir si l’on pouvait imaginer une cause extérieure à ces maladies, comme un empoisonnement, ou une erreur de prescription.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Que c’était absurde. Les affections génétiques sont liées à l’isolement de cette ville, à une certaine consanguinité dans les unions. Les mariages sont trop proches, les maladies se répètent, véhiculées par le sang. Ce genre de phénomène est connu dans les communautés solitaires. La région du lac Saint Jean, au Québec, par exemple, ou les communautés amish, aux États-Unis. C’est aussi le cas à Guernon. Les gens de cette vallée ne sont pas portés sur la transhumance… Pourquoi chercher une autre explication à de tels phénomènes ?

Sans aucune gêne à l’égard de Niémans, le médecin enfilait maintenant un pantalon bleu marine. Une étoffe légèrement moirée. Chernecé était d’une élégance, d’une recherche rares. Le policier continua :

— Vous a-t-il posé d’autres questions ?

— Il m’a aussi parlé de greffes.

— De greffes ?

L’homme boutonnait sa chemise.

— De greffes oculaires, oui. Je n’ai rien compris à ses questions.

— Il ne vous a pas expliqué le contexte de l’enquête ?

— Non. Mais je lui ai répondu de bonne grâce. Il voulait savoir s’il pouvait exister un intérêt à prélever des yeux en vue d’une greffe de cornée, par exemple.

Joisneau avait donc songé à la piste chirurgicale.

— Et alors ?

Chernecé s’immobilisa et se passa le dos de la main sous le menton, comme pour éprouver la dureté de sa barbe naissante. Les ombres des arbres dansaient à travers les parois de verre.

— Je lui ai expliqué que de telles opérations n’avaient pas de raison d’être. Les cornées de substitution se trouvent très facilement aujourd’hui. Et les matériaux artificiels ont effectué de grands progrès. Quant aux rétines, on ne sait toujours pas les conserver : alors, pas question de greffes… (Le docteur émit un léger ricanement.) Vous savez, ces histoires de trafic d’organes, ça tient plutôt du fantasme populaire.

— Vous a-t-il posé d’autres questions ?

— Non. Il avait l’air déçu.

— Lui avez-vous conseillé d’aller quelque part ? Lui avez-vous donné une autre adresse ?

Chernecé émit un rire affable.

— Ma parole, on dirait que vous avez perdu votre collègue.

— Répondez. Pouvez-vous déduire le lieu où il s’est rendu après votre rencontre ? Vous a-t-il dit où il comptait aller ensuite ?

— Non. Absolument pas. (Son visage se ferma.) J’aimerais tout de même savoir de quoi il retourne.

Niémans sortit de son manteau les polaroids du cadavre de Caillois et les posa sur un bureau.

— Il s’agit de ça.

Chernecé mit ses lunettes, alluma une petite lampe sur trépied et observa les photographies. Les paupières ouvertes. Les orbites mutilées.

— Seigneur…, murmura-t-il.

Il paraissait horrifié, et en même temps fasciné par ce qu’il voyait. Niémans repéra une collection de stylets chromés, groupés dans un plumier chinois, en bout de table. Il décida de passer à une nouvelle série de questions — quitte à interroger un spécialiste, autant lui poser des questions de spécialiste.

— J’ai deux victimes dans cet état-là. Pensez-vous qu’une telle mutilation ait pu être effectuée par un professionnel ?

Chernecé releva son visage. Ses traits étaient constellés de gouttelettes de sueur. Il garda le silence durant de longues secondes, puis demanda :

— Mon Dieu, que voulez-vous dire ?

— Je parle de l’ablation des yeux. J’ai des gros plans. (Niémans tendit des clichés rapprochés des plaies oculaires.) Reconnaissez-vous là les entailles qu’aurait pu effectuer un homme de métier ? Des blessures spécifiques ? Le tueur a extrait les yeux en épargnant soigneusement les paupières : est-ce une pratique courante ? Cela demande-t-il des connaissances anatomiques sérieuses ?

Chernecé scrutait de nouveau les images.

— Qui a pu commettre un acte pareil ? Quel peut être un tel… monstre ? Où cela s’est-il passé ?

— Dans les environs de Guernon. Docteur, répondez à ma question : selon vous, est-ce un professionnel qui a pratiqué cette opération ?

L’ophtalmologue se redressa.

— Je suis désolé. Je… je n’en sais rien.

— Quelle technique a-t-il utilisée, selon vous ?

Le médecin rapprocha les clichés.

— Je pense qu’il a glissé sous les globes une lame… qu’il a tranché les nerfs optiques et les muscles oculomoteurs, en exploitant la souplesse de la paupière. Je pense qu’il a ensuite retourné l’œil, en faisant levier avec le plat de la lame. Comme avec une pièce de monnaie, vous comprenez ?

Niémans empocha ses polaroïds. Le médecin au teint hâlé suivait du regard ses moindres gestes, comme s’il voyait encore les images à travers les tissus du manteau. Sa chemise était maculée de taches de sueur, sur les contreforts de son torse.