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Et cette information était cruciale.

Philippe Sertys était — sans doute — un profanateur de tombes. Bien sûr, il fallait comparer les particules découvertes près du cimetière de Sarzac avec les pneus de la Lada. Mais si ces traces confirmaient le soupçon du Beur, alors, pour la première fois, Niémans tenait une preuve concrète de la culpabilité de sa victime.

En revanche, le commissaire ne voyait pas comment encastrer, au sein de sa propre enquête, les autres éléments fournis par Karim Abdouf : ce conte à dormir debout sur une petite fille et sa mère poursuivies par des « diables ». Niémans demanda à Karim :

— Quelle est ta conclusion ?

Le jeune Beur tripotait nerveusement un morceau de sucre.

— Je pense que les diables se sont réveillés la nuit dernière, pour une raison que j’ignore, et que Sertys est revenu vérifier, à l’école et au cimetière de mon bled, un élément qui entretient un rapport avec la cavale de 1982.

— Sertys serait un de tes diables ?

— Exactement.

— C’est absurde, rétorqua Niémans. En 1982, Philippe Sertys était âgé de douze ans. Tu vois vraiment un môme terrifier une mère de famille et la pourchasser à travers toute la France ?

Karim Abdouf se renfrogna.

— Je sais. Tout ne colle pas encore.

Niémans sourit et commanda un deuxième café. Il ne savait pas encore s’il devait croire tous les propos de Karim Abdouf. Il ne savait pas non plus s’il devait faire confiance à un rasta d’un mètre quatre-vingt-cinq, portant des dreadlocks, un pistolet automatique non réglementaire et roulant, de toute évidence, dans une Audi volée. Mais son histoire n’était pas moins folle que sa propre hypothèse : la culpabilité des victimes. Et ce jeune Beur avait une rage, une fougue sacrément communicatives.

Finalement, il résolut de lui faire confiance. Il lui donna la clé de son bureau personnel, à l’université, où Karim pourrait consulter le dossier dans son ensemble puis lui expliqua le versant secret de son enquête.

A voix feutrée, le commissaire livra ses convictions profondes : les victimes étaient coupables, le meurtrier exauçait une ou plusieurs vengeances. Il résuma les minces indices qui corroboraient cette hypothèse. La schizophrénie et la brutalité de Rémy Caillois. L’entrepôt isolé et le cahier de Philippe Sertys. Niémans parla aussi des « rivières pourpres », sans pouvoir expliquer ces termes étranges, puis il résuma la situation présente : l’attente des résultats de la seconde autopsie, le corps contenant peut-être un nouveau message.

Et aussi l’espoir vague que toutes les lignes lancées dans la région allaient donner une indication décisive. Enfin, un ton plus bas, il parla d’Éric Joisneau, et évoqua ses inquiétudes.

Abdouf posa plusieurs questions précises sur la disparition du lieutenant, qui semblait l’intéresser au plus haut point. Niémans demanda à son tour :

— Tu as une idée, là-dessus ?

Le jeune policier sourit avec lassitude.

— La même que vous, commissaire. Je pense que votre gars a eu un problème. Il a mis le doigt sur quelque chose d’important et il a voulu jouer le coup en solitaire, pour vous en mettre plein la tronche. Je suppose qu’il a découvert un truc capital, mais que ce truc lui a explosé à la tête. J’espère me tromper, mais votre Joisneau a — peut-être — surpris l’identité du meurtrier et cela lui a — peut-être — coûté la vie.

Il marqua un temps. Niémans scrutait les lueurs du barrage routier, au loin. Sans se l’avouer, il partageait, depuis son réveil à la bibliothèque, cette certitude. Karim reprit :

— Ne croyez pas que je sois cynique, commissaire. Depuis ce matin je rebondis de cauchemar en cauchemar. Je me retrouve maintenant ici, à Guernon, face à un tueur qui arrache les yeux de ses victimes. Face à vous, Pierre Niémans, une tête d’affiche, un des grands noms de la police française, qui a l’air à peu près aussi paumé que moi dans ce bled… Alors, j’ai décidé de ne plus m’étonner de rien. Pour moi, ces meurtres sont en connexion directe avec ma propre enquête et, croyez-moi, je suis prêt à aller jusqu’au bout.

Les deux policiers sortirent.

Il était vingt-trois heures. Une bruine légère emplissait l’atmosphère. Au loin, les barrages des gendarmes affrontaient toujours la pluie. Des automobilistes attendaient patiemment pour passer. Certains d’entre eux tendaient le visage par leur fenêtre entrouverte, observant d’un œil circonspect les fusils mitrailleurs, luisant sous l’averse.

Par réflexe, le commissaire jeta un regard à son récepteur de radiomessages. Il avait eu un appel de Costes. Le policier téléphona aussitôt au médecin.

— Qu’y a-t-il ? Tu as terminé l’autopsie ?

— Pas tout à fait, mais j’aimerais vous montrer quelque chose. Ici, à l’hôpital.

— Tu ne peux pas m’en parler au téléphone ?

— Non. Et j’attends des résultats d’autres analyses, d’un instant à l’autre. Venez. Quand vous arriverez, je serai prêt.

Niémans raccrocha.

— Du nouveau ? demanda Karim.

— Peut-être. Je dois aller voir le légiste. Et toi ?

— J’étais venu ici pour interroger Philippe Sertys. Sertys est mort. Je passe à la prochaine étape.

— Qui est ?

— Découvrir les circonstances de la mort du père de Judith. Il a disparu ici, à Guernon, et je suis quasiment certain que mes diables ont joué un rôle dans cette affaire.

— Tu penses à quoi ? Un meurtre ?

— Pourquoi pas ?

Niémans eut un mouvement de tête dubitatif :

— J’ai ratissé les archives des gendarmeries et des commissariats de toute la région, sur vingt-cinq ans. Il n’y a pas l’ombre d’un fait de ce genre. Et encore une fois, Sertys était un môme quand…

— Je verrai bien. De toute façon, je suis certain de trouver un lien, entre ce décès et le nom de l’une ou l’autre de vos victimes.

— Par quoi vas-tu commencer ?

— Par le cimetière. (Karim sourit.) C’est devenu ma spécialité. Une véritable seconde nature. Je veux m’assurer que Sylvain Hérault est bien enterré à Guernon. J’ai déjà contacté Taverlay et retrouvé la trace de la naissance de Judith Hérault, fille unique de Fabienne et Sylvain Hérault, en 1972, accouchée ici même, au CHRU de Guernon. Voilà pour l’acte de naissance. Reste l’acte de mort.

Niémans tendit les coordonnées de son téléphone cellulaire et de sa radiomessagerie.

— Pour les informations confidentielles, utilise le pager.

Karim Abdouf empocha le petit papier et déclara, sur un ton mi-doctoral, mi-ironique :

— « Dans une enquête, chaque fait, chaque témoin est un miroir, dans lequel se reflète une des vérités du crime… »

— Quoi ?

— J’ai suivi une de vos conférences, commissaire, quand j’étais à l’école des inspecteurs.

— Et alors ?

Karim releva le col de sa veste.

— Et alors, en matière de miroirs, nos deux enquêtes se posent là.

Il dressa ses deux paumes et les orienta lentement l’une en face de l’autre.

— Elles se reflètent l’une l’autre, vous pigez ? Et dans un des angles morts, putain, j’en suis sûr : le meurtrier nous attend.

— Moi, comment puis-je te joindre ?

— C’est moi qui vous contacterai. J’avais demandé un téléphone cellulaire, mais le budget 97 de Sarzac ne me l’a pas accordé.