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De là, sa dérive complète.

Tandis qu’il avançait comme un crabe dans son enquête, qu’il jouait les apprentis alpinistes dans les glaciers ou qu’il interrogeait la mère Sertys, Éric Joisneau avait filé à l’institut et découvert un fait important. Un fait qui l’avait directement mené chez Chernecé. Mais le jeune lieutenant progressait désormais à une vitesse qui le dépassait lui-même. Le môme n’avait pas su évaluer les implications de ses découvertes. Il ne s’était pas assez méfié du médecin et l’avait interrogé sur un aspect crucial de l’enquête, sur une vérité dangereuse pour l’ophtalmologue en personne. Voilà pourquoi, sans doute, Chernecé l’avait éliminé.

En filigrane, dans le cerveau de Niémans, se forgeait une nouvelle certitude, tonnante et terrifiante, sur laquelle il ne possédait pas une seule preuve, sinon son propre instinct : Caillois, Sertys et Chernecé avaient combiné quelque chose ensemble. Ils partageaient une faute commune.

Et mortelle.

NOUS SOMMES LES MAÎTRES, NOUS SOMMES LES ESCLAVES.
NOUS SOMMES PARTOUT, NOUS SOMMES NULLE PART.
NOUS SOMMES LES ARPENTEURS.
NOUS MAÎTRISONS LES RIVIÈRES POURPRES.

Était-il possible que ce nous renvoie à ces trois hommes ?

Était-il possible que Caillois, Sertys et Chernecé soient les maîtres des « rivières pourpres » ? Qu’ils aient mené une conspiration contre toute la ville, et que ce complot soit le mobile même des meurtres ?

40

La porte était cette fois entrouverte. Niémans bifurqua aussitôt sur la droite et pénétra dans la véranda de verre. La pénombre. Le silence. Les instruments d’optique, telles des silhouettes arrogantes. Le policier dégaina et fit le tour de la pièce, arme au poing. Personne. Seules les lignes des arbres dansaient toujours sur le sol, filtrant à travers les pavés translucides.

Il retourna dans la demeure proprement dite. Il jeta un regard dans la salle d’attente noyée d’ombre puis arpenta un vestibule de marbre, où des cannes au pommeau d’ivoire ou de corne se dressaient dans un porte-parapluies. Il découvrit un salon encombré de meubles massifs, de lourdes tentures, puis des chambres surannées où trônaient des lits de bois vernis. Personne. Aucune trace de lutte. Aucune trace de fuite.

Niémans, tenant toujours son MR 73, emprunta l’escalier et monta à l’étage supérieur. Il pénétra dans un petit bureau qui sentait l’encaustique et les feuilles de cigare. Il y découvrit des bagages de cuir souple, aux cadenas dorés, posés sur un kilim élimé.

Le policier avança encore. Ce lieu puait à plein nez la menace, la mort. Par une fenêtre ovale, il aperçut les hautes cimes des arbres, toujours secouées par le vent furieux. Il réfléchit et comprit que cette lucarne surplombait le toit de la véranda, le toit de pavés de verre. Il ouvrit brutalement la fenêtre et braqua son regard vers le faîte transparent.

Le sang se pétrifia dans ses artères. Le long des carrés pigmentés de pluie se détachait le reflet du corps de Chernecé, comme froissé par les reliefs du verre. Bras écartés, pieds joints, dans une posture de crucifixion. Un martyr se reflétant sur un lac de gouache verdâtre.

Niémans, un hurlement blanc dans la gorge, observa encore cette image et déduisit la place exacte du corps réel. Soudain, il saisit le jeu d’optique et tendit sa tête par la fenêtre. Il se tourna vers le haut de la façade. Le corps était suspendu juste au-dessus de la lucarne.

Dans le vent détrempé, Edmond Chernecé était fixé contre la paroi, tel un frontispice de la terreur.

L’officier de police revint à l’intérieur, s’extirpa du petit bureau, enjamba un second escalier de marches de bois étroites, trébucha, accéda au grenier. Une nouvelle fenêtre, un nouveau chambranle, et le policier atteignit la gouttière du toit, contemplant d’aussi près que possible le cadavre de feu Edmond Chernecé.

Le visage n’avait plus d’yeux. Ses orbites déchirées étaient ouvertes au vent de pluie. Ses deux bras étaient largement ouverts et n’exhibaient plus que des moignons sanglants. Le cadavre était maintenu dans cette posture par un entrelacs serré de câbles brillants et torsadés, qui tailladaient les chairs épaisses et hâlées. Niémans, les tempes fouettées par l’averse, fit les comptes.

Rémy Caillois.

Philippe Sertys.

Edmond Chernecé.

Ses certitudes revenaient en bourrasques. NON : les meurtres n’étaient pas commis par un pervers homosexuel à la recherche d’un physique ou d’un visage. NON : il ne s’agissait pas d’un tueur en série qui sacrifiait des victimes innocentes, au hasard de ses fureurs. Il s’agissait d’un meurtrier rationnel, d’un voleur d’identité profonde, de marques biologiques, qui agissait sous l’emprise d’un mobile précis : celui de sa vengeance.

Relâchant sa traction, Niémans se glissa de nouveau dans le grenier. Seul le battement de son sang résonnait dans la maison du mort. Il savait qu’il n’avait pas achevé sa quête. Il connaissait l’ultime conclusion de ce cauchemar : le corps de Joisneau étai ici, quelque part dans cette maison.

Quelques heures avant d’être tué, Chernecé lui-même avait tué.

Niémans visita chaque pièce, chaque meuble, chaque renfoncement. Il retourna la cuisine, le salon, les chambres. Il creusa le jardin, vida une cabane, sous les arbres. Puis il découvrit au rez-de-chaussée, sous l’escalier, une porte tapissée de papier peint. Il arracha brutalement la paroi de ses gonds. La cave.

Il dévala l’escalier, tout en reconstituant les événements avec précision : s’il avait surpris, à vingt-trois heures, le médecin en maillot et en caleçon, c’était que le docteur sortait de son opération sanglante — le meurtre de Joisneau. C’était pour cette raison qu’il avait débranché son téléphone. Pour cette raison qu’il rangeait soigneusement son cabinet, où il avait dû poignarder le jeune lieutenant avec l’un des stylets chromés que le commissaire avait repérés, dans le plumier chinois. Pour cette raison également qu’il revêtait un nouveau costume et préparait ses bagages.

Stupide et aveugle, Niémans avait interrogé un bourreau au sortir de sa funeste besogne.

Dans la cave, le policier découvrit des portiques, des treillis de métal tissés de toiles d’araignées, supportant des centaines de bouteilles de vin. Culs sombres, cire rouge, étiquettes ocre. Le flic fouilla chaque recoin de la cave, déplaçant des tonneaux, tirant à lui les maillages de fer, provoquant des effondrements de bouteilles. Les flaques de vin exhalaient des effluves enivrants.

Baigné de sueur, hurlant et crachant, Niémans découvrit enfin une fosse, obturée par deux pans de ferraille inclinés. Il fit sauter le cadenas, ouvrit les portes.

Au fond de la trappe, le corps de Joisneau reposait, à demi immergé dans des liquides noirs et corrosifs. Les bouteilles de plastique vert de Destop flottaient autour de lui. Les miasmes chimiques avaient commencé leur terrifiant ravage, épongeant les gaz du corps, mordant sa chair et la métamorphosant en de lentes fumerolles, anéantissant progressivement l’entité physique qui avait été Éric Joisneau, lieutenant du SRPJ de Grenoble. Les yeux ouverts du jeune môme qui semblaient fixer le commissaire brillaient du fond de cette tombe atroce.

Niémans recula et poussa un cri frénétique. Il sentit ses côtes se soulever, s’écarter comme les baleines d’un parapluie. Il vomit ses tripes, sa fureur, ses remords, s’agrippant aux porte-bouteilles, dans une cascade de cliquetis et de ruissellements de vin.