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Il ne sut exactement combien de temps passa ainsi. Dans les effluves d’alcool. Dans les lentes volutes des acides. Mais il s’éleva bientôt au fond de son esprit, lentement, telle une marée noire et vénéneuse, une ultime vérité, qui n’avait rien à voir avec l’exécution de Joisneau mais qui jetait une nouvelle lumière sur la série des meurtres de Guernon.

Marc Costes avait mis en évidence la parenté entre les trois matériaux qui marquaient chacun des trois crimes : l’eau, la glace, le verre. Niémans comprenait maintenant que ce n’était pas cela l’important. L’important était le contexte de découverte des corps.

Rémy Caillois avait été découvert à travers son reflet dans la rivière.

Philippe Sertys à travers son reflet dans le glacier.

Edmond Chernecé à travers son reflet sur le toit de verre.

Le tueur mettait en scène ses meurtres afin qu’on surprenne d’abord le reflet du corps et non le corps réel.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Pourquoi le meurtrier se donnait-il tant de mal pour organiser cette multiplication des apparences ?

Niémans n’aurait su expliquer les motivations de cette stratégie, mais il pressentait un lien entre ces doubles, ces miroitements, et le vol des mains et des yeux, qui privait le corps de toute identité profonde, de tout caractère unique. Il pressentait là les deux mouvements convergents d’une même sentence, proclamée par un tribunal sans appel : la destruction totale de l’ÊTRE des condamnés.

Qu’avaient donc fait ces hommes pour être réduits à l’état de reflets, pour que leur chair soit privée de toute marque distinctive ?

41

Le cimetière de Guernon ne ressemblait pas à celui de Sarzac. Les stèles de marbre blanc se dressaient comme des petits icebergs symétriques, sur de sombres pelouses. Les croix se détachaient telles des silhouettes curieuses, sur la pointe des pieds. Seules des feuilles mortes venaient jeter ici quelques notes irrégulières — touches jaunes sur l’émeraude des gazons. Karim Abdouf sillonnait chaque travée, méthodiquement, patiemment, en lisant les noms, les épitaphes, gravés dans le marbre, la pierre ou le fer.

Pour l’heure, il n’avait pas encore découvert la tombe de Sylvain Hérault.

Tout en marchant, il réfléchissait à son enquête, et au brutal virage de ces dernières heures. Il était venu dans cette ville au plus vite, n’hésitant pas pour cela à « détourner » une superbe Audi. Il pensait alors arrêter un profanateur de sépultures et s’était retrouvé plongé dans une affaire de meurtres en série. Maintenant qu’il avait lu et mémorisé le dossier complet de l’enquête de Niémans, il s’efforçait de se convaincre du caractère « gigogne » de sa propre enquête. Le cambriolage de l’école et la violation du caveau de Sarzac avaient révélé le destin tragique d’une famille. Et ce destin s’ouvrait maintenant sur la série des crimes de Guernon. Le personnage de Sertys jouait le rôle de pivot entre les deux affaires et Karim était décidé à suivre sa propre voie, jusqu’à découvrir d’autres points de contact, d’autres liens.

Mais ce n’était pas cette spirale abyssale qui le fascinait le plus. C’était le fait qu’il se retrouvait maintenant aux côtés de Pierre Niémans, le commissaire qui l’avait tant marqué lors des séminaires de Cannes-Écluse. Le flic aux reflets de miroirs et aux théories atomiques. Un homme de terrain, violent, colérique, acharné. Un enquêteur brillant, qui s’était taillé la part des fauves dans le monde des keufs, mais qui avait été finalement mis au rancart, à cause de son caractère incontrôlable et de ses accès de violence psychotiques. Karim ne cessait de penser à cette nouvelle association. Il était fier, bien sûr. Et surexcité. Mais il était aussi troublé d’avoir songé à ce mec justement aujourd’hui, quelques heures avant de le rencontrer.

Karim venait d’achever la dernière allée du cimetière. Pas de Sylvain Hérault. Il ne lui restait plus qu’à visiter un édifice aux allures de chapelle, soutenu par deux colonnes épuisées : le crématorium. En quelques pas rapides, le lieutenant rejoignit l’édifice. Enfoncer chaque jalon, toujours. Un couloir ajouré s’ouvrit devant lui, percé de petits coffres, gravés de noms et de dates. Il s’achemina dans la salle des Cendres, lançant de brefs regards à gauche et à droite. Des petites portes, qui ressemblaient à des boîtes aux lettres, s’étageaient, variant les écritures et les motifs. Parfois, un bouquet fané jouait aux arlequins colorés, au creux d’une niche. Puis la litanie monocorde reprenait. Au fond, un mur de marbre taillé exhibait le texte d’une prière.

Karim s’approcha encore. Un vent humide, incertain, comme distrait, sifflait entre les murs. De fines colonnes de plâtre s’entrelaçaient entre les jambes du flic, se mêlant aux pétales séchés.

C’est alors qu’il l’aperçut.

La plaque funéraire. Il s’approcha et lut : Sylvain Hérault. Né en février 1951. Mort en août 1980. Karim ne s’attendait pas à ce que le père de Judith fût incinéré. Cette technique ne collait pas avec les convictions religieuses de Fabienne.

Mais ce n’était pas cela qui le stupéfiait le plus. C’étaient les fleurs, rouges, vives, gorgées de suc et de rosée, posées au fond de la lucarne. Karim palpa les pétales : ce bouquet était de première fraîcheur. Il avait été déposé ce jour même. Le policier pivota, bloqua son geste et claqua des doigts.

Le jeu de piste ne finirait jamais.

Abdouf sortit du cimetière et fit le tour du mur d’enclos, en quête d’une maison, d’une baraque, occupée par un gardien quelconque. Il découvrit un petit pavillon morbide, qui jouxtait le sanctuaire sur la gauche. Une fenêtre brillait d’une lueur exsangue.

Il ouvrit le portail, sans un bruit, et pénétra dans un jardin dont les hauteurs étaient scellées par un grillage, comme une cage géante. Des roucoulements résonnaient, quelque part. Qu’est-ce que c’était encore que ce délire ?

Karim effectua quelques pas — les roulements de gorge s’accentuèrent, des claquements d’ailes tranchèrent le silence, tels des coupe-papier légers. Le flic plissa des yeux, vers un mur de niches qui lui rappelait le crématorium. Des pigeons. Des centaines de pigeons gris qui sommeillaient dans des petites arches vert sombre. Le policier monta les trois marches et sonna à la porte. Elle s’ouvrit presque aussitôt.

— Qu’est-ce que tu veux, salopard ?

L’homme tenait un fusil à pompe, braqué sur lui.

— Je suis de la police, déclara Karim d’une voix calme. Laissez-moi vous montrer ma carte et…

— C’est ça, bougnoule. Et moi, je suis le Saint-Esprit. Bouge pas !

Le flic redescendit les marches à reculons. L’insulte l’avait électrisé. Et il n’avait pas besoin de cela pour éprouver des envies de meurtre.

— Bouge pas, j’te dis ! hurla le fossoyeur en tendant son fusil vers le visage du flic.

De la salive moussait aux commissures de ses lèvres.

Karim recula encore, lentement. L’homme tremblait. Il descendit une marche à son tour. Il brandissait son arme, comme un paysan bravache dardant sa fourche contre un vampire dans un film de série B. Des pigeons claquaient des ailes, derrière eux, comme s’ils avaient perçu la tension de l’air.

— Je vais t’arracher la gueule, je…

— Ça m’étonnerait, papa. Ton arme est vide.

Le baveux ricana :

— Ah ouais ? Elle est chargée de c’soir, trou du cul.

— Peut-être, mais tu n’as pas fait monter de balle dans le canon.

L’homme jeta un bref regard à son fusil. Karim en profita. Il enjamba les deux marches et écarta le canon huilé de la main gauche, tout en dégainant son Glock de la droite. Il propulsa l’homme contre le chambranle et écrasa son poignet contre une encoignure.