Les hommes se quittèrent sur le perron du CHRU — le Centre hospitalier régional universitaire —, accélérant le pas sous la bruine matinale. Sous l’ombre du haut édifice, qui semblait dater d’au moins deux siècles, ils rejoignirent chacun leur véhicule, visage baissé, épaules rentrées, sans un mot ni un regard.
La chasse commençait.
5
Pierre Niémans et Éric Joisneau se rendirent aussitôt à l’université, aux portes de la ville. Le commissaire demanda au lieutenant de l’attendre dans la bibliothèque, située dans le bâtiment principal, tandis qu’il rendait visite au recteur de la faculté, dont les bureaux occupaient le dernier étage de l’édifice administratif, cent mètres plus loin.
Le policier pénétra dans une vaste construction des années soixante-dix, déjà rénovée, au plafond très haut, dont chaque mur portait une couleur pastel distincte. Au dernier étage, dans une sorte d’antichambre occupée par une secrétaire et son petit bureau, Niémans se présenta et demanda à voir M. Vincent Luyse.
Il patienta quelques minutes et put contempler, sur les murs, des photographies d’étudiants triomphants, brandissant des coupes et des médailles, le long de pistes de ski ou de torrents furieux.
Quelques minutes plus tard, Pierre Niémans se tenait debout face au recteur. Un homme aux cheveux crépus et au nez épaté, mais au teint de talc. Le visage de Vincent Luyse était un curieux mélange de traits négroïdes et de pâleur anémique. Dans la pénombre orageuse, quelques rayons de soleil dardaient, découpant des copeaux de lumière. Le recteur proposa au policier de s’asseoir et commença à se masser nerveusement les poignets.
— Alors ? demanda-t-il d’une voix sèche.
— Alors quoi ?
— Vous avez découvert des indices ?
Niémans étendit les jambes.
— Je viens d’arriver, monsieur le recteur. Laissez-moi le temps de prendre mes marques. Répondez plutôt à mes questions.
Luyse se raidit sur son siège. Tout son bureau était construit en bois ocre, ponctué de mobiles métalliques qui rappelaient des tiges de fleurs sur une planète d’acier.
— Y a-t-il déjà eu des histoires suspectes dans votre fac ? demanda Niémans, sur un ton calme.
— Suspectes ? Pas du tout.
— Pas d’histoires de drogue ? Pas de vols ? Pas de bagarres ?
— Non.
— Il n’y a pas non plus de bandes, de clans ? Des jeunes qui se seraient monté la tête ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Je pense par exemple aux jeux de rôles. Vous savez, ces jeux pleins de cérémonies, de rituels…
— Non. Il n’y a pas de ça chez nous. Nos étudiants ont l’esprit clair.
Niémans garda le silence. Le recteur toisa son allure cheveux en brosse, haute carrure, crosse du MR 73 dépassant du manteau. Luyse se passa la main sur le visage puis déclara, comme s’il cherchait à s’en convaincre lui-même :
— On m’a dit que vous étiez un excellent policier.
Niémans n’ajouta rien et fixa le recteur. Luyse détourna les yeux et reprit :
— Je ne souhaite qu’une chose, commissaire, c’est que vous découvriez l’assassin au plus vite. La rentrée va bientôt survenir et…
— Pour l’instant, aucun étudiant n’a mis les pieds sur le campus ?
— Seulement quelques internes. Ils s’installent là-haut, sous les combles du bâtiment principal. Il y a aussi quelques professeurs, qui préparent leurs cours.
— Je peux avoir leur liste ?
— Mais… (il hésita) aucun problème…
— Et Rémy Caillois, comment était-il ?
— C’était un bibliothécaire très discret. Solitaire.
— Était-il aimé des étudiants ?
— Mais oui… Bien sûr.
— Où vivait-il ? A Guernon ?
— Ici même, sur le campus. Au dernier étage du bâtiment principal, avec son épouse. L’étage des internes.
— Rémy Caillois était âgé de vingt-cinq ans. De nos jours, c’est plutôt jeune pour se marier, non ?
— Rémy et Sophie Caillois sont d’anciens étudiants de notre faculté. Avant cela, ils s’étaient connus, je crois, au collège du campus, réservé aux enfants de nos professeurs. Ce sont… c’étaient des amis d’enfance.
Niémans se leva brutalement.
— Très bien, monsieur le recteur. Je vous remercie.
Le commissaire s’éclipsa aussitôt, fuyant l’odeur de peur qui régnait ici.
Des livres.
Partout, dans la grande bibliothèque de l’université, de multiples rangées de livres se déployaient sous la lumière des néons. Les rayonnages ajourés en métal soutenaient de véritables murailles de papier, parfaitement disposées. Des tranches de couleur sombre. Des ciselures or ou argent. Des étiquettes portant toujours le sigle de l’université de Guernon. Au centre de la salle déserte se dressaient des tables plastifiées, séparées en de petits compartiments vitrés. Lorsque Niémans était entré dans la pièce, il avait aussitôt pensé à un parloir de prison.
L’atmosphère était à la fois lumineuse et retranchée, spacieuse et confinée.
— Les meilleurs professeurs enseignent dans cette université, expliqua Éric Joisneau. Le gratin du sud-est de la France. Droit, économie, lettres, psychologie, sociologie, physique… Et surtout médecine — tous les cracks de l’Isère enseignent ici et consultent à l’hôpital : le CHRU. Ce sont en fait les anciens bâtiments de la faculté. Les locaux ont été entièrement rénovés. La moitié du département vient se faire soigner ici, et tous les habitants des montagnes sont nés dans cette maternité.
Niémans l’écoutait, bras croisés, appuyé sur l’une des tables de lecture.
— Tu parles en connaisseur.
Joisneau saisit un livre, au hasard.
— J’ai suivi mes études dans cette fac. J’avais commencé mon droit… Je voulais être avocat.
— Et tu es devenu policier ?
Le lieutenant regarda Niémans. Ses yeux brillaient sous les lumières blanches.
— Quand je suis parvenu en licence, j’ai eu peur tout d’un coup de m’emmerder. Alors je me suis inscrit à l’école des inspecteurs de Toulouse. Je me suis dit que flic, c’était un métier d’action, de risques. Un métier qui me réserverait des surprises…
— Et tu es déçu ?
Le lieutenant replaça le livre dans le rayon. Son sourire léger disparut.
— Pas aujourd’hui, non. Surtout pas aujourd’hui. (Il fixa Niémans.) Ce corps… Comment peut-on faire ça ?
Niémans éluda la question.
— Comment était l’atmosphère de l’université ? Rien de particulier ?
— Non. Beaucoup de mômes de bourgeois, la tête pleine de clichés sur la vie, sur l’époque, sur les idées qu’il fallait avoir… Des enfants de paysans aussi, d’ouvriers. Plus idéalistes encore. Et plus agressifs. De toute façon, nous avions tous rendez-vous avec le chômage, alors…
— Il n’y avait pas d’histoires bizarres ? Des groupuscules ?
— Non. Rien. Enfin, si. Je me souviens qu’il existait une sorte d’élite à la fac. Un microcosme composé par les enfants des professeurs de l’université elle-même. Certains d’entre eux étaient hyperdoués. Ils raflaient chaque année toutes les places d’honneur. Même dans les domaines sportifs. On l’avait plutôt mauvaise.
Niémans se souvint des portraits de champions dans l’antichambre du bureau de Luyse. Il demanda :