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Le regard de Niémans brilla. Karim comprit que le flic avait dû lui aussi remarquer ce détail, sans doute lors de l’interrogatoire de la môme. Il poursuivit :

— Durant tout le dimanche, ils attendent. Ou ils tentent une nouvelle recherche, je ne sais pas. Finalement, Sophie Caillois, en fin d’après-midi, se décide à prévenir les gendarmes. Au même moment, on découvre le cadavre dans la falaise.

— Tu as une suite ?

— Cette nuit-là, Sertys fonce dans la nuit, vers Sarzac.

— Pourquoi ?

— Parce que le meurtre de Rémy Caillois est signé par Judith, morte et enterrée depuis près de quinze ans à Sarzac. Et Sertys le sait.

— C’est tiré par les cheveux.

— Peut-être. Mais la nuit dernière, Sertys était dans ma ville, avec un complice qui était peut-être notre troisième victime : Chernecé. Ils ont fouillé dans les archives de l’école. Ils sont allés au cimetière et ont ouvert le caveau de Judith. Quand on cherche un mort, où va-ton ? Dans sa tombe.

— Continue.

— Je ne sais pas ce que trouvent Sertys et l’autre à Sarzac. Je ne sais pas s’ils ouvrent le cercueil. Je n’ai pas pu approfondir la fouille du caveau. Mais je pressens qu’ils ne découvrent rien qui les rassure vraiment. Ils rentrent alors à Guernon, la peur au ventre. Bon sang, vous pouvez imaginer ça ? Un fantôme est en circulation, qui s’apprête à éliminer tous ceux qui lui ont fait du mal…

— Tu n’as aucune preuve de ce que tu racontes.

Karim éluda la remarque.

— Nous sommes à l’aube du lundi, Niémans. A son retour, Sertys se fait surprendre par le fantôme. C’est le deuxième meurtre. Pas de torture, pas de supplice. Le spectre sait maintenant ce qu’il veut savoir. Il n’a plus qu’à réaliser sa vengeance. Il emprunte le téléphérique, monte le corps dans les montagnes. Tout est prémédité : il a déjà laissé un message sur sa première victime. Il doit en laisser un autre sur la seconde. Et il ne s’arrêtera plus. Votre thèse de la vengeance est en train d’exploser, Niémans.

Le commissaire s’assit, l’échine lasse. Il était trempé de sueur.

— La vengeance de quoi ? Et qui est le tueur ?

— Judith Hérault. Ou plutôt : quelqu’un qui se prend pour Judith.

Le commissaire gardait le silence, visage baissé. Karim se rapprocha encore.

— J’ai retrouvé la sépulture de Sylvain Hérault, Niémans, dans le crématorium du cimetière. Sur la mort proprement dite, je n’ai rien trouvé de particulier. Hérault est mort, écrasé par un chauffard. Il y a peut-être à gratter là-dessous, je ne sais pas encore… Mais cette nuit, c’est la sépulture elle-même qui m’a offert un nouvel élément. Devant la lucarne, il y avait un bouquet de fleurs, tout frais. Je me suis renseigné : savez-vous qui vient déposer des fleurs chaque semaine depuis des années ? Sophie Caillois.

Niémans niait maintenant de la tête, comme pris dans l’étau d’un vertige.

— Qu’est-ce que tu vas me trouver comme nouvelle explication ?

— A mon avis, elle agit par remords.

Le commissaire ne prit pas la peine de répondre. Abdouf se redressa, en hurlant.

— Tout colle, bon Dieu ! Je ne parviens pas à imaginer Sophie Caillois dans la peau d’une véritable coupable. Mais elle partage un secret avec son mari et l’a toujours bouclé, par amour, par peur, ou pour une tout autre raison. Pourtant, en douce, depuis des années, elle dépose des fleurs devant l’urne de Sylvain Hérault, par respect pour cette petite famille, que son mec a persécutée.

Karim s’agenouilla, à une natte du commissaire principal.

— Niémans, ordonna-t-il, réfléchissez. Le corps de son mari vient d’être découvert. Ce meurtre signé « Judith » constitue la vengeance évidente d’une gosse de jadis. Et malgré tout ça, la femme vient aujourd’hui déposer des fleurs sur la tombe du père. Ces meurtres n’engendrent pas la haine dans le cœur de Sophie Caillois. Ils renforcent ses souvenirs. Et ses regrets. Bordel, Niémans, je suis sûr que j’ai raison. Avant de se volatiliser, cette fille a voulu rendre un dernier hommage aux Hérault.

Le flic en brosse ne répondit pas. Ses traits s’étaient accentués au point de décocher des ombres profondes, crevassées. Les secondes s’étirèrent. Enfin, Karim se releva et reprit, d’un ton rauque :

— Niémans, j’ai lu avec attention votre dossier d’enquête. Il y a là-dedans d’autres indices, d’autres détails qui convergent vers Judith Hérault.

Le commissaire soupira.

— Je t’écoute. Je ne sais pas ce que j’y gagne, mais je t’écoute.

Le lieutenant beur se mit à arpenter la pièce comme un fauve en cage.

— Dans votre dossier, il apparaît que vous n’avez qu’une seule certitude sur le meurtrier : ses aptitudes d’alpiniste. Or, quel était le métier de Sylvain Hérault ? Cristallier. Il arpentait les sommets pour arracher des cristaux à la pierre. Il était un alpiniste d’exception. Toute sa vie il l’a passée sur le flanc des falaises, le long des glaciers. Là même où vous avez retrouvé les deux premiers corps.

— Comme plusieurs centaines d’alpinistes chevronnés dans la région. C’est tout ?

— Non. Il y a aussi le feu.

— Le feu ?

— J’ai noté un détail dans le premier rapport d’autopsie. Une remarque bizarre, qui résonne dans ma tête depuis que je l’ai lue. Le corps de Rémy Caillois portait des traces de brûlures. Costes a noté que le meurtrier avait pulvérisé de l’essence sur les plaies de sa victime. Il parle d’un aérosol trafiqué, d’un Karcher.

— Eh bien ?

— Eh bien, il existe une autre explication. Le tueur pourrait être un cracheur de feu qui aurait vaporisé l’essence avec sa propre bouche.

— Je ne te suis pas.

— Parce que vous ignorez un détail particulier : Judith Hérault savait cracher le feu. C’est incroyable, mais c’est la vérité. J’ai rencontré le forain qui lui a appris cette technique, quelques semaines avant sa mort. Une technique qui la fascinait. Elle disait qu’elle voulait en user comme d’une arme, pour protéger sa « maman ».

Niémans se massait la nuque.

— Bon Dieu, Karim, Judith est morte !

— Il y a un dernier signe, commissaire. Plus vague encore, mais qui pourrait trouver sa place dans l’écheveau. Dans le premier rapport d’autopsie, à propos de la technique de strangulation, le légiste a écrit : « Filin métallique. De type câble de frein ou corde de piano. » Sertys a-t-il été tué de la même façon ?

Le commissaire acquiesça. Karim enchaîna :

— Ce n’est peut-être rien, mais Fabienne Hérault était pianiste. Une virtuose. Imaginez un instant que cela soit une véritable corde de piano qui ait tué les trois victimes, ne pourrait-on y voir un lien symbolique ? Un vrai filin tendu avec le temps passé ?

Pierre Niémans se leva cette fois en hurlant :

— Où veux-tu en venir, Karim ? Qu’est-ce que nous cherchons ? Un fantôme ?

Karim se tortilla dans sa veste de cuir, comme un gamin confus.

— Je ne sais pas.

Niémans marcha à son tour et demanda :

— Tu as pensé à la mère ?

— Ouais, bien sûr, répondit Karim. Mais ce n’est pas elle. (Il baissa d’un ton.) Ecoutez-moi encore, commissaire. Je vous ai gardé le meilleur pour la fin. Quand j’étais chez les Caillois, le fantôme m’a surpris. Un fantôme que j’ai poursuivi mais qui m’a échappé.