— Le même, oui. Même fibre. Même épaisseur.
— S’il s’agissait d’une corde de piano, pourrais-tu en déduire la note ?
— La note ?
— Ouais. La note de musique. En mesurant le diamètre d’une corde, peux-tu déduire la note exacte à laquelle elle correspond sur l’échelle des octaves.
Costes sourit, incrédule.
— Je vois ce que tu veux dire. Je possède ce diamètre. Tu voudrais que je…
— Toi ou un assistant. Mais cette tonalité m’intéresse.
— Tu es sur une piste ?
— Je ne sais pas.
Le médecin légiste tripotait ses lunettes.
— Où puis je te joindre ? Tu as un cellulaire ?
— Non.
— Si.
Astier venait de planter dans la main de Karim un téléphone portable, un modèle minuscule, noir et chromé. Le Beur ne comprit pas. L’ingénieur sourit.
— J’en possède deux. Je pense que tu en auras besoin dans les heures qui viennent.
Les coordonnées s’échangèrent. Marc Costes disparut. Karim se tourna vers Astier :
— Et toi, que vas-tu faire ?
— Pas grand-chose. (Il ouvrit ses grandes mains vides.) Je n’ai plus rien à mettre dans les crocs de mes machines.
D’un trait, Karim proposa à l’ingénieur de l’aider dans sa propre enquête et de réaliser pour lui deux missions.
— Deux missions ? répéta Astier, enthousiaste. Autant que tu voudras.
— La première, c’est d’aller consulter les registres de naissance, au CHRU de Guernon.
— Pour y dégoter quoi ?
— A la date du 23 mai 1972, tu trouveras le nom de Judith Hérault. Vois si elle n’avait pas une sœur ou un frère jumeau.
— C’est la môme des empreintes ?
Karim acquiesça. Astier reprit :
— Tu penses à un autre gosse, qui posséderait les mêmes empreintes ?
Le flic eut un sourire gêné.
— Je sais. Ça ne tient pas debout. Mais fais-le.
— Et l’autre mission ?
— Le père de la môme a été tué dans un accident de voiture.
— Lui aussi ?
— Ouais, lui aussi. Sauf qu’il était à vélo et que je te parle d’une collision. En août 80. Le nom est Sylvain Hérault. Regarde ici, à la brigade. Je suis sûr que tu trouveras le dossier.
— Et qu’est-ce que j’y cherche ?
— Les circonstances exactes de l’accident. Le mec a été écrasé par un chauffard, qui s’est volatilisé. Étudie chaque détail. Peut-être que quelque chose déconne.
— Du genre : accident volontaire ?
— De ce genre-là, ouais.
Karim tourna les talons. Astier le rappela :
— Et toi, où vas-tu ?
Il pivota, léger, délié, presque ironique face à la terreur des instants à venir.
— Moi ? Je retourne à la case départ.
47
L’institut des aveugles était un bâtiment clair, non pas un vestige de clarté comme les maisons de Guernon, mais un édifice resplendissant sous l’averse, au pied du massif des Sept Laux. Niémans s’achemina vers le portail.
Il était deux heures du matin. Aucune lumière n’était allumée. Le commissaire de police sonna, tout en apercevant de longues pelouses en pente autour de la bâtisse. Il repéra des cellules photoélectriques, fées sur des petites bornes, à la limite de l’enclos. Des filins invisibles formaient donc un treillis d’alarmes, sans doute moins à l’attention des voleurs que pour prévenir les aveugles, lorsqu’ils s’éloignaient du bercail.
Niémans sonna de nouveau.
Un gardien éberlué lui ouvrit enfin et écouta ses explications, sans qu’aucune lueur vînt s’éclairer sous ses paupières. L’homme fit toutefois entrer le policier dans une grande salle et partit réveiller le directeur.
Le commissaire patienta. La pièce était éclairée seulement par la lampe du vestibule. Quatre murs en ciment blanc, un sol nu, blanc lui aussi. Un double escalier, au fond, qui s’élevait en pyramide, le long d’une rampe de bois brut et clair. Des lampes intégrées au plafond de toile tendue. Des baies vitrées sans système d’ouverture, qui dévoilaient les montagnes du dehors. Tout cela évoquait un sanatorium d’un nouvel âge, net et vivifiant, dessiné par des architectes à l’humeur évanescente.
Niémans remarqua de nouvelles appliques photoélectriques : les non-voyants se déplaçaient donc toujours dans un espace quadrillé. Sur chaque paroi se dessinaient à cet instant les infinies myriades de l’averse, coulant sur les vitres. Des odeurs de mastic et de ciment se promenaient dans l’air ; le lieu, à peine sec, manquait singulièrement de chaleur.
Il fit quelques pas. Un détail l’intrigua : une partie de l’espace était ponctuée de chevalets, sur lesquels des dessins se déployaient en signaux énigmatiques. De loin, ces esquisses ressemblaient aux équations d’un mathématicien. De près, on reconnaissait des effigies fines et primitives, surmontées de visages hantés. Le policier s’étonnait de découvrir un atelier de dessin dans un centre pour enfants non voyants. Il éprouvait surtout un soulagement profond ; il pouvait presque sentir les fibres de sa peau se détendre : depuis qu’il était dans ces lieux, il n’avait pas entendu un aboiement ni un frémissement animal. Se pouvait-il qu’il n’y eût aucun chien ici, dans un centre pour aveugles ?
Soudain des pas claquèrent sur le marbre. Le policier comprit la raison du dénuement des sols : c’était une architecture sonore, pour des êtres qui utilisaient chaque bruit comme repère. Il se retourna et découvrit un homme vigoureux, à la barbe blanche. Un genre de patriarche, aux joues rouges et aux yeux brouillés de sommeil, en cardigan couleur sable. Aussitôt, l’officier de police éprouva une intuition positive à l’égard de cet homme : il pouvait lui faire confiance.
— Je suis le Dr Champelaz, le directeur de l’institut, déclara le gaillard d’une voix basse. Que diable pouvez-vous vouloir à cette heure ?
Niémans tendit sa carte aux bandes tricolores.
— Commissaire principal Pierre Niémans. Je viens vous voir au sujet des meurtres de Guernon.
— Encore ?
— Oui, encore. Je désire justement vous interroger sur cette première visite, celle du lieutenant Éric Joisneau. Je pense que vous lui avez donné des informations capitales pour l’enquête.
Champelaz semblait tracassé. Les reflets de pluie, en minuscules cordages, serpentaient sur ses cheveux immaculés. L’homme observait les menottes, l’arme fixées à la ceinture. Il releva la tête.
— Mon Dieu… j’ai simplement répondu à ses questions.
— Vos réponses l’ont mené chez Edmond Chernecé.
— Oui, bien sûr. Et alors ?
— Et alors les deux hommes sont morts.
— Morts ? Comment cela ? Ce n’est pas possible… Ce…
— Je suis désolé, mais je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je vous propose de reprendre en détail vos propos. Sans le savoir, vous détenez des renseignements très importants sur cette affaire.
— Mais que voulez-vous…
L’homme s’arrêta net. Il frotta ses mains dans un geste brutal, mêlé de froid et d’appréhension.
— Eh bien… J’ai tout intérêt à achever de me réveiller, non ?
— Je pense, oui.
— Vous voulez un café ?
Niémans acquiesça. Il emboîta le pas au patriarche, dans un couloir percé de hautes fenêtres. Des éclairs décochaient de brusques aplats de lumière, puis la pénombre s’imposait de nouveau, lézardée seulement par les ficelles de pluie.