Le commissaire eut l’impression qu’il avançait dans une forêt de lianes phosphorescentes. Sur les murs, en face des fenêtres, il remarqua encore d’autres dessins. C’étaient cette fois des paysages. Des montagnes aux traits chaotiques. Des rivières crayonnées au pastel. Des animaux géants, aux écailles grossières, aux vertèbres en surnombre, qui semblaient provenir d’un âge de rocaille, de démesure, un âge où l’homme se faisait plutôt petit.
— Je croyais que votre centre ne s’occupait que d’enfants aveugles.
Le directeur se retourna et s’approcha.
— Pas seulement. Nous soignons toutes sortes d’affections oculaires.
— Par exemple ?
— Rétinite pigmentaire. Cécité aux couleurs…
L’homme désigna de ses doigts puissants l’une des images.
— Ces dessins sont étranges. Nos enfants ne voient pas la réalité comme vous et moi, ni même leurs propres dessins, d’ailleurs. La vérité — leur vérité — n’est ni dans le paysage réel ni sur ce papier. Elle est dans leur esprit. Eux seuls savent ce qu’ils ont voulu exprimer, et nous ne pouvons qu’entrevoir cela, à travers leurs esquisses, avec notre vision ordinaire. C’est troublant, n’est-ce pas ?
Niémans esquissa un geste vague. Il ne pouvait détourner les yeux de ces dessins singuliers. Des contours poudreux, comme écrasés de matière. Des couleurs vives, cassantes, accentuées. Comme un champ de bataille de traits et de tonalités, mais qui aurait dégagé une certaine douceur, une mélancolie de comptines anciennes.
L’homme le frappa amicalement dans le dos.
— Venez. Le café va vous faire du bien. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
Ils pénétrèrent dans une vaste cuisine, dont le mobilier et les ustensiles étaient tous en acier inoxydable. Les parois brillantes rappelèrent à Niémans les murs de morgues ou de chambres mortuaires.
Le directeur servait déjà deux chopes, provenant d’une cafetière étincelante, qui supportait un globe de verre, chauffé en permanence. L’homme tendit une tasse au policier et s’assit sur l’une des tables d’inox. De nouveau, Niémans songea aux cadavres autopsiés, au visage de Caillois, de Sertys. Des orbites vides, brunâtres, comme des trous noirs dans l’instant.
Champelaz déclara, sur un ton incrédule :
— Je ne parviens pas à croire ce que vous me dites… Ces deux hommes, morts ? Mais comment ?
Pierre Niémans éluda la question.
— Qu’avez-vous dit à Joisneau ?
Le médecin haussa les épaules en faisant tourner son café dans sa chope.
— Il m’a interrogé sur les affections que nous soignons ici. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait le plus souvent de maladies héréditaires, et que la plupart de mes patients provenaient de familles de Guernon.
— A-t-il eu des questions plus précises ?
— Oui. Il m’a demandé comment on pouvait contracter ces affections. Je lui ai expliqué brièvement le système des gènes récessifs.
— Je vous écoute.
Le directeur soupira, puis déclara, sans irritation :
— C’est tout simple. Certains gènes sont porteurs de maladies. Ce sont des gènes déficients, des fautes d’orthographe du système, que nous possédons tous, mais qui ne suffisent pas, heureusement, à provoquer la maladie. En revanche, si deux parents sont porteurs du même gène, alors les choses se gâtent. L’affection peut se déclarer chez leurs enfants. Les gènes fusionnent et transmettent la maladie — comme deux prises, mâle et femelle, qui feraient passer du courant, vous comprenez ? C’est pour cela qu’on dit que la consanguinité altère le sang. C’est une façon de parler, pour signifier que deux parents de sang proche ont des chances plus élevées de transmettre à leur progéniture une affection qu’ils partagent, d’une manière latente.
Chernecé avait déjà évoqué ces phénomènes. Niémans reprit :
— Les affections héréditaires de Guernon sont-elles liées à une certaine consanguinité ?
— Sans aucun doute. Beaucoup d’enfants qui sont soignés dans mon institut, externes ou internes, viennent de cette ville. Ils appartiennent en particulier aux familles des professeurs et des chercheurs de l’université, qui constituent une société très sélecte, et donc très isolée.
— S’il vous plaît, soyez plus précis.
Champelaz croisa les bras, comme prenant son élan :
— Il existe une très ancienne tradition universitaire à Guernon. La faculté date du XVIIe siècle, je crois. Elle a été créée en association avec les Suisses. Jadis, elle était localisée dans les bâtiments de l’hôpital… Bref, depuis près de trois siècles, les professeurs, les chercheurs du campus vivent ensemble et se marient ensemble. Ils ont donné naissance à des lignées d’intellectuels très doués, mais aujourd’hui appauvries, épuisées génétiquement. Guernon était déjà une ville solitaire, comme tous les bourgs perdus au creux des vallées. Mais l’université a créé une sorte d’isolement dans l’isolement, vous comprenez ? Un véritable microcosme.
— Cet isolement suffit à expliquer cette résurgence de maladies génétiques ?
— Je le pense.
Niémans ne voyait pas comment ces informations pouvaient s’intégrer dans son enquête.
— Qu’avez-vous dit d’autre à Joisneau ?
Champelaz regarda de biais le commissaire puis déclara, toujours dans les graves :
— Je lui ai aussi parlé d’un fait particulier. Un détail bizarre.
— Racontez-moi.
— Depuis environ une génération, parmi ces familles au sang appauvri, des enfants très différents sont apparus. Des enfants brillants, mais possédant aussi une vigueur physique inexplicable. La plupart d’entre eux remportent tous les tournois sportifs et atteignent allégrement, dans chaque épreuve, les niveaux les plus hauts.
Niémans se souvint des portraits dans l’antichambre du recteur, ces jeunes champions souriants, qui raflaient toutes les coupes, toutes les médailles. Il revit aussi les photographies des jeux Olympiques de Berlin, le lourd pavé de Caillois sur la nostalgie d’Olympie. Se pouvait-il que ces éléments tissent réellement une vérité spécifique ?
Le policier reprit, jouant les candides :
— Tous ces enfants devraient plutôt être malades, c’est ça ?
— Ce n’est pas aussi systématique, mais disons que, logiquement, ces gamins devraient partager une faiblesse de constitution, certaines tares récurrentes, comme les enfants de l’institut par exemple. Or, ce n’est pas le cas. Au contraire. Tout se passe comme si ces petits surdoués avaient brutalement raflé tous les dons physiques de la communauté et laissé aux autres les faiblesses génétiques. (Champelaz lança un regard crispé à Niémans.) Vous ne buvez pas votre café ?
Niémans se souvint de la chope qu’il tenait dans sa main. Il but une lampée brûlante ; c’est tout juste s’il perçut la sensation. Comme si tout son corps n’était plus qu’une machine tendue vers le moindre signe, la moindre parcelle de lumière. Il demanda :
— Vous avez dû étudier de plus près ce phénomène ?
— Il y a deux ans environ, j’ai mené ma petite enquête. J’ai d’abord vérifié si ces champions étaient bien issus des mêmes familles, des mêmes fratries. Je suis allé à l’état civil, à la mairie… Tous ces enfants appartiennent aux mêmes lignées.
« Ensuite, j’ai remonté plus précisément leur arbre généalogique. J’ai vérifié leur dossier médical, à la maternité. J’ai même consulté les dossiers de leurs parents, de leurs grands-parents, en quête de signes, d’indices particuliers. Je n’ai rien trouvé de déterminant. Au contraire, certains de leurs aïeux étaient porteurs de tares héréditaires, comme dans les autres familles que je soigne… C’était décidément bizarre.