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Niémans intégrait ces informations au détail près : il pressentait une nouvelle fois, sans encore l’expliquer, que ces données le rapprochaient d’un aspect essentiel de l’affaire.

Champelaz arpentait maintenant la cuisine, provoquant sur l’inox des ondulations glacées. Il poursuivit :

— J’ai également interrogé les médecins, les obstétriciens du CHRU, et j’ai alors appris un autre fait qui a achevé de m’étonner. Depuis environ cinquante ans, il semble que les familles des villageois, celles qui vivent en altitude, autour de la vallée, connaissent un taux de mortalité infantile anormal. Une mortalité subite, aussitôt après leur naissance. Or, ces enfants sont au contraire, par tradition, très vigoureux. On assiste à une sorte d’inversion, vous comprenez ? Des enfants faméliques de l’université sont devenus, comme par magie, très solides, alors que la progéniture des paysans est en train de s’étioler…

« J’ai également étudié les dossiers de ces enfants d’éleveurs ou de cristalliers, frappés de mort subite. Je n’ai récolté aucun résultat. J’en ai parlé avec le personnel de l’hôpital et certains chercheurs du CHRU, des spécialistes en génétique. Personne ne peut expliquer ces phénomènes. Pour ma part, j’ai finalement abandonné, avec une impression de malaise. Comment dire ? Tout se passe comme si ces enfants de l’université avaient volé l’énergie vitale de leurs petits voisins de maternité.

— Bon sang, que voulez-vous dire ?

Champelaz recula aussitôt sur ce terrain pour lui inconcevable.

— Oubliez ce que je viens de vous dire : ce n’est pas très scientifique. Et totalement irrationnel.

C’était peut-être irrationnel, mais la certitude de Niémans était acquise : le mystère de ces enfants surdoués ne pouvait être un hasard. Il s’agissait d’un des maillons du cauchemar. Il demanda d’une voix blanche :

— C’est tout ?

Le docteur hésita. Le commissaire répéta, un ton plus fort.

— Est-ce bien tout ?

— Non, sursauta Champelaz. Il y a encore autre chose. Cet été, l’histoire a connu un étrange rebondissement, à la fois anodin et troublant… Au mois de juillet dernier, l’hôpital de Guernon a subi une remise à neuf générale, qui impliquait l’informatisation de ses archives.

« Des spécialistes sont venus visiter les sous-sols, qui regorgent de vieux dossiers poussiéreux, afin d’évaluer le travail de saisie à réaliser. Dans ce contexte, ils ont mené des recherches dans d’autres souterrains de l’hôpital : les caves de l’ancienne université, notamment de la bibliothèque d’avant les années soixante-dix.

Niémans se figea. Champelaz continuait :

— Durant ces recherches, les experts ont effectué une curieuse découverte. Ils ont retrouvé des fiches de naissance, les premières pages des dossiers internes de nourrissons, s’étalant sur une cinquantaine d’années. Ces pages étaient seules, sans le reste des dossiers, comme si… comme si elles avaient été dérobées.

— Où ont été découverts ces papiers ? Je veux dire : exactement ?

Champelaz traversa de nouveau la cuisine. Il s’efforçait de conserver une attitude détachée, mais l’angoisse transparaissait dans sa voix.

— C’est cela qui était franchement bizarre… Ces fiches étaient remisées dans les casiers personnels d’un seul homme, un employé de la bibliothèque.

Niémans sentit le sang s’accélérer dans ses veines.

— Le nom de l’employé ?

Champelaz lança un regard craintif au commissaire. Ses lèvres tremblaient.

— Caillois. Étienne Caillois.

— Le père de Rémy ?

— Absolument.

Le policier se dressa.

— Et c’est maintenant que vous le dites ? Avec le corps qu’on a découvert hier ?

Le directeur fit front.

— Je n’aime pas votre ton, commissaire. Ne me confondez pas avec vos suspects, je vous prie. Et d’abord, je suis en train de vous parler d’un détail administratif, d’une broutille. Comment voulez-vous y voir un rapport avec les meurtres de Guernon ?

— C’est moi qui décide des rapports entre les éléments.

— Soit. Mais de toute façon, j’ai déjà dit tout ça à votre lieutenant. Alors calmez-vous. De plus, je ne vous révèle rien de secret. N’importe qui dans la ville pourrait vous raconter cette histoire. C’est de notoriété publique. On en a même parlé dans les journaux régionaux.

A cet instant précis, Niémans n’aurait pas aimé rencontrer un miroir. Il savait que son expression était si dure, si tendue, que la glace elle-même ne l’aurait pas reconnu. Le policier se passa la manche sur le front et dit plus calmement :

— Excusez-moi. Cette affaire est un vrai merdier. Le meurtrier a déjà frappé trois fois, et il va continuer. Chaque minute, chaque information compte. Ces fiches anciennes, où sont-elles maintenant ?

Le directeur leva les sourcils, se détendit légèrement et s’appuya de nouveau sur la table d’inox.

— Elles ont été réintégrées dans les sous-sols de l’hôpital. Tant que l’informatisation n’est pas terminée, les archives sont maintenues au complet.

— Et je suppose que, parmi ces fiches, il y en a qui concernaient les petits surdoués, c’est ça ?

— Pas eux directement — elles datent d’avant les années soixante-dix. Mais certaines fiches sont celles de leurs parents, ou de leurs grands-parents. C’est ce détail qui m’a troublé. Parce que j’avais déjà consulté moi-même ces fiches, lors de mon enquête. Or, elles ne manquaient pas dans les dossiers officiels, vous comprenez ?

— Caillois aurait simplement dérobé des doubles ?

Champelaz marcha de nouveau. La singularité de son histoire paraissait l’électrifier.

— Des doubles… ou des originaux. Caillois avait peut-être remplacé, dans les dossiers, les vraies fiches de naissance par des fausses. Dès lors, les vraies, les originales, auraient été celles qu’on a découvertes dans ses casiers.

— Personne ne m’a parlé de cette affaire. Les gendarmes n’ont pas mené une enquête ?

— Non. C’était une anecdote. Un détail administratif. De plus, l’éventuel suspect, Étienne Caillois, était déjà mort depuis trois ans. En fait, il n’y a que moi qui semble m’être intéressé à cette histoire.

— Justement. Vous n’avez pas été tenté d’aller consulter ces nouvelles fiches ? De les comparer avec celles que vous aviez consultées dans les dossiers officiels ?

Champelaz s’efforça de sourire.

— Si. Mais finalement le temps m’a manqué. Vous n’avez pas l’air de comprendre de quel genre de documents il s’agit. Quelques colonnes photocopiées sur une feuille volante, indiquant le poids, la taille ou le groupe sanguin du nouveau-né… D’ailleurs, ces informations sont reportées dès le lendemain dans le carnet de santé de l’enfant. Ces fiches ne constituent qu’un premier maillon dans le dossier du nourrisson.

Niémans songea à Joisneau qui avait voulu visiter les archives de l’hôpital. Ces fiches, même insignifiantes, l’intéressaient au plus haut point. Le commissaire changea brutalement de cap.

— Quel est le rapport entre Chernecé et toute cette affaire ? Pourquoi Joisneau s’est-il directement rendu chez lui, en sortant d’ici ?

Le trouble du directeur revint aussitôt.

— Edmond Chernecé s’est beaucoup intéressé aux enfants dont je vous ai parlé…

— Pourquoi ?

— Chernecé est… enfin, il était le médecin officiel de l’institut. Il connaissait à fond les affections génétiques de nos pensionnaires. Il était donc bien placé pour s’étonner que d’autres enfants, des cousins au premier ou au deuxième degré de ses jeunes patients, soient si différents. De plus, la génétique était sa passion. Il pensait que des faits génétiques pouvaient être perçus à travers la pupille des êtres humains. A certains égards, ce médecin était très spécial…