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Le policier se remémora l’homme au front tavelé. « Spécial » : le terme lui convenait parfaitement. Niémans revit aussi le corps de Joisneau, dévoré par les torrents acides. Il reprit :

— Vous ne lui avez pas demandé son avis médical ?

Champelaz se tordit bizarrement, comme si son cardigan le grattait.

— Non. Je… je n’ai pas osé. Vous ne connaissez pas le contexte de notre ville. Chernecé appartient à la crème de l’université, vous comprenez ? Il est l’un des ophtalmologues les plus réputés de la région. C’est un grand professeur. Alors que moi, je ne suis que le gardien de ces murs…

— Pensez-vous que Chernecé ait pu consulter les mêmes documents que vous, les fiches officielles de naissance ?

— Oui.

— Pensez-vous qu’il ait pu les consulter, même avant vous ?

— Peut-être, oui.

Le directeur baissait les yeux. Ses traits étaient écarlates, inondés de sueur. Niémans insista :

— Pensez-vous qu’il ait pu découvrir, lui, que ces fiches étaient falsifiées ?

— Mais… je ne sais pas ! Je ne comprends rien à ce que vous racontez.

Niémans n’insista pas. Il venait de comprendre un autre aspect de l’histoire : Champelaz n’était pas retourné examiner les fiches volées par Caillois parce qu’il avait peur de découvrir une information sur les professeurs de l’université. Des professeurs qui régnaient en maîtres sur la ville, et qui tenaient dans leurs mains le sort d’hommes tels que lui.

Le commissaire se leva :

— Qu’avez-vous dit d’autre à Joisneau ?

— Rien. Je lui ai raconté exactement ce que je viens de vous dire.

— Réfléchissez.

— C’est tout. Je vous assure.

Niémans se planta devant le médecin.

— Est-ce que le nom de Judith Hérault vous dit quelque chose ?

— Non.

— Celui de Philippe Sertys ?

— C’est le nom de la deuxième victime ?

— Vous ne l’aviez jamais entendu auparavant ?

— Non.

— Est-ce que le terme de « rivières pourpres » éveille en vous quelque souvenir ?

— Non. Vraiment, je…

— Merci, docteur.

Niémans salua le médecin abasourdi et tourna les talons. Il franchissait le pas de porte quand il jeta par-dessus son épaule.

— Dernier détail, docteur : je n’ai pas vu ni entendu un seul chien, ici. Il n’y en a pas ?

Champelaz était hagard.

— Des… des chiens ?

— Oui. Des chiens pour aveugles.

L’homme comprit et trouva en lui quelques forces pour sourire.

— Les chiens sont utiles aux aveugles qui vivent seuls, qui ne bénéficient d’aucune aide extérieure. Notre centre est équipé de systèmes domotiques très élaborés. Nos patients sont prévenus au moindre obstacle, aiguillés, guidés… Pas besoin de chiens.

Dehors, Niémans se retourna vers l’édifice clair, qui étincelait sous la pluie. Depuis le matin, il avait évité cet institut au nom de clebs qui n’existaient pas. Il avait envoyé Joisneau ici par pure frousse, au nom de spectres qui n’aboyaient que dans son cerveau.

Il ouvrit sa portière et cracha dehors.

C’étaient ses propres fantômes qui avaient coûté la vie au jeune lieutenant.

48

Niémans descendait les hauteurs chavirées des Sept Laux. L’averse redoublait. Dans ses phares, le bitume éclatait en une vapeur cristalline. De temps à autre, une flaque de limon se creusait, se froissant sous ses roues dans un bruissement de cataracte. Niémans, cramponné à son volant, tentait de maîtriser son véhicule qui dérivait à chaque fois vers le bord du précipice.

Soudain, son pager retentit dans sa poche. D’une main, l’officier cliqua l’écran : un message d’Antoine Rheims, de Paris. Dans le même geste, Niémans saisit son téléphone et sollicita le numéro mis en mémoire. Dès qu’il reconnut sa voix, Rheims annonça :

— L’Anglais est mort, Pierre.

Totalement immergé dans son enquête, Niémans se concentra pour mesurer les conséquences de cette nouvelle. Mais il n’y parvint pas. Le directeur continua :

— Où es-tu ?

— Dans les environs de Guernon.

— Tu es en état d’arrestation. En théorie, tu devrais te constituer prisonnier, rendre ton arme, et arrêter les frais.

— En théorie ?

— J’ai parlé à Terpentes. Votre affaire piétine, et ça commence à ressembler au pire. Tous les médias sont dans votre bled. Demain matin, Guernon sera la ville la plus célèbre de France. (Rheims marqua un temps.) Et tout le monde te cherche.

Niémans gardait le silence. Il scrutait la route, qui tournait toujours, comme perçant les tourbillons de la pluie qui semblaient virer à contresens. Ronde contre ronde. Colonne contre colonne. C’est Rheims qui reprit :

— Pierre, es-tu sur le point d’arrêter le meurtrier ?

— Je ne sais pas. Mais je te répète que je suis sur la bonne voie, j’en suis certain.

— Alors nous réglerons nos comptes plus tard. Je ne t’ai pas parlé. Tu es introuvable, injoignable. Tu disposes encore d’une heure ou deux pour arrêter tout ce bordel Après ça, je ne pourrai plus rien pour toi. Excepté te trouver un avocat.

Niémans bougonna quelques phrases et déconnecta son téléphone.

C’est à ce moment que la voiture jaillit dans ses phares, bondissant sur sa droite. Le policier mit une seconde de trop à réagir. Le véhicule heurta de plein fouet son aile droite. Le volant lui échappa des mains. La berline se fracassa contre la rocaille de la falaise. Le flic hurla et tenta de redresser le cap. En un éclair, il maîtrisait de nouveau son véhicule, lançant un regard tétanisé vers l’autre voiture. Un 4x4 sombre, phares éteints, qui attaquait à nouveau.

Niémans rétrograda. Le véhicule massif hoqueta à son tour, puis vira sur la gauche, forçant le policier à freiner d’un coup sec. Le policier accéléra de nouveau. Le 4x4 était maintenant devant lui et roulait à pleine vitesse, l’empêchant systématiquement de passer. Des croûtes de boue recouvraient sa plaque minéralogique. L’esprit à vide, le policier tentait d’accélérer et de doubler le 4x4 par l’extérieur. En vain. Le bloc noir rongeait le moindre espace, frappant l’aile gauche de la berline lorsqu’elle survenait, acculant Niémans vers la mort du précipice.

Que voulait donc ce cinglé ? Soudain, Niémans ralentit, ménageant plusieurs dizaines de mètres entre lui et le véhicule meurtrier. Aussitôt, le 4x4 ralentit à son tour, forçant la berline à se rapprocher. Mais l’officier de police profita de ce changement de régime. Brutalement, il accéléra en force et se glissa cette fois sur la gauche. In extremis, il parvint à passer.

Le commissaire doubla la puissance, talon sur l’accélérateur. Dans son rétroviseur, il vit le véhicule tout terrain s’absorber dans les ténèbres. Sans réfléchir, il maintint le cap et parcourut plusieurs kilomètres.

Il était de nouveau seul sur la route.

Il suivait maintenant à pleine vitesse le tracé d’asphalte, sinueux, confus, traversant des lames de pluie, perçant des voûtes de conifères. Que s’était-il passé ? Qui l’avait attaqué ? Et pourquoi ? Que savait-il désormais qui vaille qu’on l’élimine ? L’assaut avait été si rapide que le policier n’était pas même parvenu à distinguer la silhouette au volant du véhicule.