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— Ces étudiants forment-ils un clan à part entière ? Pourraient-ils s’être ligués autour d’un projet tordu ?

Joisneau éclata de rire.

— Vous pensez à quoi ? A un genre de… conspiration ?

Ce fut au tour de Niémans de se lever et de longer les rayons.

— Un bibliothécaire, dans une fac, est au centre de tous les regards. C’est une cible idéale. Imagine un groupe d’étudiants, versés dans je ne sais quel délire. Un sacrifice, un rituel… Au moment de choisir leur victime, ils auraient pu penser, tout naturellement, à Caillois.

— Oubliez alors les surdoués dont je vous parle. Ils sont bien trop occupés à gratter tout le monde aux examens pour se mêler de quoi que ce soit d’autre.

Niémans se glissa entre les parois de livres, brunes et mordorées. Joisneau lui emboîta le pas.

— Un bibliothécaire, reprit-il, c’est aussi celui qui prête les livres… Celui qui sait ce que chacun lit, ce que chacun étudie… Peut-être savait-il quelque chose qu’il n’aurait pas dû savoir.

— On ne tue pas quelqu’un de cette façon pour… Et quel secret voulez-vous que des étudiants cachent derrière leurs lectures ?

Niémans se retourna brutalement.

— Je ne sais pas. Je me méfie des intellectuels.

— Vous avez déjà une idée ? Un soupçon ?

— Au contraire. Pour l’instant, tout est possible. Une bagarre. Une vengeance. Un truc d’intellos. Ou d’homosexuels. Ou tout simplement un rôdeur, un maniaque, qui est tombé sur Caillois par hasard, dans la montagne.

Le commissaire décocha une chiquenaude sur la tranche des ouvrages.

— Tu vois : je ne suis pas sectaire. Mais nous allons commencer ici. Passer au crible les bouquins qui pourraient avoir un rapport avec le meurtre.

— Quel genre de rapport ?

Niémans traversa de nouveau le couloir de livres et jaillit dans la grande salle. Il s’achemina vers le bureau du bibliothécaire, situé à l’autre bout, sur une estrade, surplombant les tables de lecture. Un ordinateur trônait sur le pupitre, des cahiers à spirale étaient rangés dans les tiroirs. Niémans tapota l’écran noir.

— Il doit y avoir là-dedans la liste de tous les livres consultés, empruntés chaque jour. Je veux que tu mettes là-dessus des OPJ. Les plus littéraires que tu pourras trouver, s’ils existent. Demande aussi de l’aide aux internes. Je veux qu’ils relèvent tous les livres qui parlent du mal, de la violence, de la torture et aussi des sacrifices, des immolations religieuses. Qu’ils regardent par exemple les bouquins d’ethnologie. Je veux aussi qu’ils notent les noms des étudiants qui ont souvent consulté ce genre d’ouvrages. Qu’on trouve également la thèse de Caillois.

— Et… moi ?

— Tu interroges les internes. Seul à seul. Ils vivent ici jour et nuit, ils doivent connaître l’université en profondeur. Les habitudes, l’état d’esprit, les mômes originaux… Je veux savoir comment était considéré Caillois par les autres. Je veux aussi que tu te renseignes sur ses balades en montagne. Trouve ses compagnons de randonnée. Découvre qui connaissait ses périples. Qui aurait pu le rejoindre là-haut…

Joisneau lança un regard sceptique au commissaire. Niémans se rapprocha. Il parlait maintenant à voix basse.

— Je vais te dire ce que nous avons. Nous avons un meurtre stupéfiant, un cadavre pâle, lisse, recroquevillé, exhibant les signes d’une souffrance sans limite. Un truc qui pue la folie à cent kilomètres. Pour l’instant, c’est notre secret. Nous avons quelques heures, j’espère un peu plus, pour résoudre l’affaire. Après ça, les médias vont s’en mêler, les pressions commencer, les passions se déchaîner. Concentre-toi. Plonge dans le cauchemar. Donne ce que tu as de meilleur. C’est comme ça que nous dévoilerons le visage du mal.

Le lieutenant paraissait effrayé.

— Vous croyez vraiment qu’en quelques heures nous…

— Tu veux travailler avec moi, oui ou non ? coupa Niémans. Alors je vais t’expliquer ma façon de voir les choses. Quand un meurtre est commis, il faut considérer chaque élément environnant comme un miroir. Le corps de la victime, les gens qui la connaissaient, le lieu du crime… Tout cela reflète une vérité, un aspect particulier du crime, tu comprends ?

Il cogna l’écran de l’ordinateur.

— Cet écran, par exemple. Quand il sera allumé, il deviendra le miroir du quotidien de Rémy Caillois. Le miroir de son activité journalière, de ses propres pensées. Il y a là-dedans des détails, des reflets qui peuvent nous intéresser. Il faut s’y plonger. Passer de l’autre côté.

Il se redressa et ouvrit les bras.

— Nous sommes dans un palais des glaces, Joisneau, un labyrinthe de reflets ! Alors regarde bien. Regarde tout. Parce que, quelque part le long de ces miroirs, dans un angle mort, il y a l’assassin.

Joisneau restait bouche bée.

— Pour un homme de terrain, je vous trouve plutôt cérébral…

Le commissaire lui tapota le torse du revers de la main.

— Ce n’est pas de la philo, Joisneau. C’est de la pratique.

— Et vous ? Qui… qui allez-vous interroger ?

— Moi ? Je vais interroger notre témoin, Fanny Ferreira. Et aussi Sophie Caillois, la femme de la victime.

Niémans cligna de l’œil.

— Rien que des gonzesses, Joisneau. C’est ça, la pratique.

Sous le ciel morne, la route d’asphalte serpentait à travers le campus et desservait chacun des bâtiments grisâtres, aux fenêtres bleues et rouillées. Niémans roulait au pas — il s’était procuré un plan de l’université — et suivait la voie d’un gymnase isolé. Il atteignit un nouvel édifice de béton strié qui tenait plutôt du bunker que du bâtiment sportif. Il sortit de sa voiture et respira à fond. Il tombait une pluie fine et gracile.

Il scruta le campus et les édifices qui se déployaient, à quelques centaines de mètres de là. Ses parents aussi avaient été enseignants, mais dans des petits collèges de la banlieue de Lyon. Il ne se souvenait de rien, ou presque. Très vite le cocon familial lui était apparu comme une faiblesse, un mensonge. Très vite il avait pressenti qu’il devrait lutter en solitaire et qu’en conséquence le plus tôt serait le mieux. Dès l’âge de treize ans il avait demandé à suivre sa scolarité en pension. On n’avait osé lui refuser cet exil volontaire, mais il se souvenait encore des sanglots de sa mère, derrière la cloison de sa chambre : c’était un son dans sa tête, et en même temps une sensation physique, quelque chose d’humide, de chaud, sur sa peau. Il avait détalé.

Quatre années d’internat. Quatre années de solitude et d’entraînement physique, parallèlement aux cours. Tous ses espoirs étaient alors rivés vers un seul but, une seule date : l’armée. A dix-sept ans, Pierre Niémans, brillant bachelier, avait effectué ses trois jours et demandé à intégrer l’école des officiers. Lorsque le médecin-major lui avait annoncé qu’il était réformé et lui avait expliqué la raison du verdict, le jeune Niémans avait compris. Ses angoisses étaient si manifestes qu’elles l’avaient trahi, jusqu’au plus profond de son ambition. Il sut que son destin serait toujours ce long couloir, sans faille, tapissé de sang, avec, tout au bout, des chiens hurlant dans les ténèbres…

D’autres adolescents auraient abandonné, écoutant docilement le jugement des psychiatres. Pas Pierre Niémans. Il s’obstina, reprit ses activités physiques, redoubla de rage et de volonté. Le jeune Pierre ne serait jamais un militaire. Il choisirait donc un autre combat : celui des rues, la lutte anonyme contre le mal ordinaire. Il allait plonger ses forces, son âme, dans une guerre sans gloire ni drapeau, mais qu’il assumerait jusqu’au bout. Niémans deviendrait policier. Dans ce but, il s’entraîna de longs mois à répondre aux tests psychiques. Il intégra ensuite l’école de police de Cannes-Ecluse. Commença alors l’ère de la violence : l’entraînement au tir, les résultats d’exception. Niémans ne cessait de s’améliorer, de se fortifier. Il devint un policier hors pair. Tenace, violent, vicieux.