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Il se tourna sur le dos et lança un regard vers les frondaisons de la forêt. Ce n’étaient pas des bois touffus, inextricables, mais au contraire des bosquets effilés, espacés, où régnait une sorte de vacuité, de liberté végétale. Pourtant, l’obscurité était si profonde qu’il était impossible d’apercevoir même les masses noires des montagnes au-dessus de lui. Et il ne savait pas combien de temps il avait dérivé, ni dans quelle direction.

Malgré la douleur, malgré le froid, il se traîna, recroquevillé, et s’adossa contre un tronc. Il s’efforça de réfléchir. Il tentait de se souvenir de la carte de la région sur laquelle il avait inscrit les lieux marquants de l’enquête. Il songeait plus précisément à la position de l’université de Guernon, située au nord des Sept-Laux.

Le nord.

En l’absence de toute information sur sa propre position, comment trouver le nord ? Il ne disposait ni d’une boussole ni d’aucun instrument magnétique. De jour, il aurait pu s’orienter avec le soleil, mais la nuit ?

Il réfléchit encore. Avec le sang qui recommençait à couler de son crâne et le froid qui lui rongeait déjà l’extrémité des membres, il n’avait plus que quelques heures devant lui.

Soudain, il eut une révélation. Même à cet instant, au cœur de la nuit, il pouvait déchiffrer l’orientation du soleil. Grâce aux végétaux. Le commissaire ne connaissait rien au domaine de la flore, mais il savait ce que tout le monde sait : certaines espèces de mousses et de lichens, éprises d’humidité, ne poussent qu’à l’ombre et fuient toute exposition au soleil. Ces plantes obscures devaient donc croître exclusivement au nord, au pied des arbres.

Niémans s’agenouilla, tout en cherchant dans son manteau détrempé l’étui antichocs où il conservait toujours une paire de lunettes de rechange. Intactes. A travers ses nouveaux verres, il discerna avec précision son environnement immédiat.

Il se mit en chasse, au pied des conifères, le long des talus. Au bout de quelques minutes, les doigts glacés et noircis de terre, il comprit qu’il avait raison. Près des souches, des petits bosquets d’émeraude, des pelotes de fraîcheur se tenaient toujours selon la même orientation. Le policier sentait les dômes minuscules, les surfaces filandreuses, les textures de douceur — toute une jungle miniature, qui lui indiquait maintenant la voie du nord.

Niémans se releva avec peine et suivit le chemin des mousses.

Il titubait, écrasant des glèbes, sentant son cœur battre à l’étouffée. Les flaques, les écorces, les rameaux d’aiguilles défilaient. Ses pieds foulaient des caillebotis, des sanctuaires de silex, des trous d’épines, hérissés d’herbes légères : il suivait toujours les lichens. D’autres fois, ils s’enfonçaient dans des marécages crissants de glace, qui creusaient des sillons saumâtres sur le dos des coteaux. Malgré sa fatigue, malgré les blessures, il prenait de la vitesse et puisait des forces dans les parfums tourbillonnants de l’air. Il lui semblait marcher dans l’haleine même de l’averse, qui venait de s’arrêter pour reprendre son souffle.

Enfin, une route apparut.

L’asphalte luisant, la voie du salut. De nouveau Niémans scruta les bulbes frileux, le long des graviers, pour définir la juste direction. Mais tout à coup, une estafette de la gendarmerie surgit d’un virage, phares en tête.

Aussitôt, le véhicule stoppa. Des hommes bondirent pour aider Niémans, qui défaillait, cramponné toujours à son fusil.

Le policier exsangue sentit la poigne des gendarmes. Il entendit des murmures, des cris, des froissements de ciré. Les phares dansaient à l’oblique. Dans la camionnette, l’un des hommes hurla au chauffeur :

— A l’hôpital, magne-toi !

Niémans, à demi conscient, balbutia :

— Non. A l’université.

— Quoi ? Vous êtes salement amoché et…

— A l’université. Je… j’ai rendez-vous.

50

La porte s’ouvrit sur un sourire.

Pierre Niémans baissa les yeux. Il aperçut les poignets puissants et ombrés de la femme. Il scruta, juste au-dessus, les mailles serrées du gros pull, puis remonta vers le col, près de la nuque, où les cheveux étaient si fins sous le volume du chignon qu’ils ne dessinaient qu’un halo, une brume. Il songea à la magie de cette peau, si belle, si unie, qu’elle transformait chaque matière, chaque vêtement en un privilège. Fanny bâilla :

— Vous êtes en retard, commissaire.

Niémans tenta de sourire.

— Vous… vous ne dormiez pas ?

La jeune femme fit non de la tête et s’écarta. Il avança dans la lumière. Le visage de Fanny se figea : elle venait d’apercevoir les traits ensanglantés du policier. Elle se recula, engloba en un seul regard la silhouette dévastée. Manteau bleu à éponger. Cravate déchirée. Tissus calcinés.

— Que vous est-il arrivé ? Un accident ?

Niémans acquiesça d’un bref signe de tête.

Il posa un regard circulaire sur la pièce principale du petit appartement. A travers sa fièvre, à travers les à-coups de ses artères, il était heureux de découvrir ce lieu. Des murs immaculés, des couleurs douces. Un bureau enfoui sous un ordinateur, des livres, des papiers. Des pierres et des cristaux sur des étagères. Du matériel d’alpinisme, des vêtements fluorescents entassés. Un appartement de jeune fille. A la fois sédentaire et sportive, casanière et éprise d’aventures. En un instant, toute l’expédition dans les glaciers lui passa dans les veines. Un souvenir en forme d’éclat de givre.

Niémans s’écroula sur une chaise. Dehors, il pleuvait de nouveau. On entendait le martèlement des gouttes, quelque part, sur le toit, et aussi les bruits calfeutrés du voisinage. Une porte qui grinçait. Des pas. Une nuit dans le monde des étudiants, inquiets et confinés.

Fanny ôta le manteau de l’officier puis scruta la plaie ouverte avec attention, le long de la tempe. Elle ne semblait pas éprouver la moindre répulsion face au sang pétrifié, aux chairs retroussées et brunâtres. Elle siffla même entre ses dents :

— Vous êtes salement blessé. J’espère que l’artère temporale n’est pas touchée. C’est difficile de savoir : le crâne pisse toujours le sang et… Comment cela s’est-il passé ?

— J’ai eu un accident, répondit Niémans laconiquement. Un accident de voiture.

— Il faut que je vous emmène à l’hôpital.

— Pas question. Je dois continuer l’enquête.

Fanny disparut dans une autre pièce, puis revint les bras chargés de compresses, de médicaments, de sachets sous vide, contenant aiguilles et sérum. Elle ouvrit plusieurs enveloppes de brefs coups de dents. Puis elle vissa une aiguille dans le corps d’une seringue plastifiée. Niémans leva un œil vers l’ampoule. Fanny aspirait son contenu en levant la pompe de la seringue. Il se contracta et saisit le conditionnement du produit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un anesthésiant. Ça va vous calmer. N’ayez pas peur.

Niémans lui saisit le poignet.

— Attendez.

Le policier parcourut les caractéristiques du produit. De la xylocaine. Un anesthésiant adrénaliné qui, de toute évidence, allait permettre de réduire ses douleurs sans l’envoyer dans les vapes. En signe d’acquiescement, Niémans laissa retomber son bras.

— N’ayez pas peur, murmura Fanny. Ce truc va aussi réduire les saignements.

Tête baissée, Niémans ne pouvait apercevoir les gestes de la femme. Mais il lui semblait qu’elle piquait à répétition les bords de la plaie. En quelques secondes, la souffrance reculait déjà.