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— Je dois partir. Continuer l’enquête. Aller aux archives.

Niémans n’eut pas le temps de réagir. Fanny, en un seul geste, l’enlaça et l’embrassa. Il se raidit brutalement. Une chaleur l’inonda de nouveau. Il ne sut si c’étaient les fièvres qui le reprenaient ou la douceur de cette petite langue qui s’insinuait entre ses lèvres, l’irradiant comme une braise. Il ferma les yeux et marmonna :

— L’enquête. Je dois continuer l’enquête.

Mais il avait déjà les deux épaules plaquées au sol.

51

Karim arracha le cordon de non-franchissement et s’agenouilla près de la porte du caveau, toujours entrouverte. Il enfila des gants, glissa ses doigts dans la faille et tira violemment. La paroi s’écarta. Sans hésiter, le flic alluma sa torche et se coula dans le sépulcre. Voûté sous la niche, il descendit les marches. Le faisceau ricocha sur une longue surface d’eau noire : un véritable bassin d’écluse. La pluie s’était insinuée par la porte et avait rempli la tombe jusqu’à mi-hauteur.

Il se dit : « Il n’y a plus le choix. » Il retint sa respiration et pénétra dans l’eau. Tenant sa lampe de la main gauche, il avança en esquissant quelques brasses, à l’indienne. Le pinceau halogène tranchait l’obscurité. A mesure que Karim s’enfonçait dans le caveau, les bruissements de pluie descendaient dans les graves, les odeurs de moisi et de tourbe s’approfondissaient. Visage tourné vers le plafond, le flic crachait, pataugeait, coincé entre la flotte et la voûte.

Soudain, sa tête cogna le cercueil. Il hurla, pris de panique, puis pivota, ralentissant ses mouvements, s’efforçant de se calmer. Il regarda alors la petite sépulture qui ballottait sur l’eau tel un esquif.

Il se répéta : « Il n’y a plus le choix. » Il contourna la bière, en nageant, observa chacun de ses angles. Plusieurs vis scellaient le couvercle et il nota, torche entre les dents, un détail qu’il n’avait pas eu le temps de remarquer, le matin même, lorsque le gardien l’avait surpris. Autour des vis, le bois clair s’était vrillé d’échardes plus sombres ; la peinture avait éclaté. On avait — peut-être — ouvert ce cercueil. « Il n’y a plus le choix. » Karim extirpa de sa veste une pince pliable, dont les deux extrémités réunies formaient une lame-tournevis, et il attaqua les jointures du couvercle.

Progressivement, la paroi de bois joua. Enfin, la dernière fixation sauta. En se cognant la tête contre la voûte — l’eau montait toujours, le débordant jusqu’aux épaules —, Karim parvint à écarter le couvercle. D’un revers de manche, il s’essuya les yeux et scruta le fond du cercueil, prêt à retenir sa respiration.

Ce fut inutile : il lui sembla qu’il était déjà mort lui-même.

Le cercueil ne contenait pas le squelette d’un enfant. Encore moins le vide d’une supercherie — ou les traces d’une profanation. Le lit de cette tombe était empli à ras bord d’ossements minuscules, pointus et blanchâtres. Quelque chose comme un sanctuaire de rongeurs. Des milliers de squelettes desséchés. Des museaux crayeux, pointus comme des poignards. Des cages thoraciques, fermées comme des griffes. Une infinité de tiges, aussi ténues que des allumettes, correspondant à des fémurs, des tibias, des humérus miniatures.

Les muscles flageolants, s’appuyant toujours au rebord, Karim tendit sa main vers l’ossuaire. Les myriades de squelettes, réfractant la lumière de la lampe, semblaient luire de reflets préhistoriques.

C’est alors qu’une voix s’éleva derrière lui et trancha le martèlement de la pluie :

— Tu n’aurais pas dû revenir, Karim.

Le flic n’eut pas à se retourner pour savoir qui parlait. Il serra les poings et baissa la tête, tout contre les ossements Il murmura :

— Crozier, ne me dites pas que vous êtes dans le coup…

La voix reprit :

— Jamais j’aurais dû te laisser cette enquête.

Karim décocha un bref coup d’œil vers l’embrasure du caveau : la silhouette d’Henri Crozier se découpait très nettement. Il tenait un Manhurin, modèle MR 73 — la même arme que Niémans. Six balles dans le barillet. Des chargeurs rapides dans les poches. Quelques secondes pour vider les douilles et les remplacer, sans aucun risque d’enraiement. Toute une école. Le lieutenant répéta :

— Qu’est-ce que vous foutez dans ce bordel ?

L’homme ne répondit pas. Karim reprit, en levant ses coudes trempés :

— Je peux au moins sortir de cette merde ?

Crozier esquissa un geste avec son arme.

— Reviens vers moi. Mais lentement. Très, très lentement.

Karim glissa dans l’eau et rejoignit les marches, abandonnant le cercueil profané. Sa torche, qu’il avait replacée entre ses mâchoires, lançait des à-coups de lumière instable sur le plafond de pierre. Des flashes qui tournoyaient, comme des éclairs de folie.

Le lieutenant parvint à l’escalier et se hissa sur les marches. A mesure qu’il grimpait, Crozier reculait, vers le dehors, le tenant toujours en joue. La pluie crépitait en rafales. L’Arabe se redressa, trempé jusqu’à la moelle, face au commissaire. Il demanda encore :

— Quel est votre rôle dans tout ça ? Qu’est-ce que vous savez au juste ?

Crozier prononça enfin :

— C’était en 1980. Quand elle est arrivée, je l’ai tout de suite repérée. C’est ma ville, petit. C’est mon territoire. Et à l’époque, j’étais quasiment le seul flic de Sarzac. Cette bonne femme, trop belle, trop grande, qui venait pour le poste d’institutrice… J’ai tout de suite deviné qu’elle était pas franche du collier…

Le Beur souffla :

— « Crozier, l’œil de Sarzac. »

— Ouais. J’ai mené ma petite enquête. J’ai découvert qu’elle gardait auprès d’elle un enfant… J’ai su la mettre en confiance. Elle m’a tout raconté. Elle disait que les diables voulaient tuer son enfant.

— Je sais tout ça.

— Ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai décidé de protéger cette famille. Je leur ai trouvé des faux papiers, je…

Karim eut la sensation de contempler un précipice.

— Les diables, qui étaient-ils ?

— Un jour, deux hommes sont venus. Ils cherchaient soi-disant des vieux livres scolaires, dans les écoles. Ces mecs arrivaient de Guernon, la ville d’où venait aussi Fabienne. J’ai tout de suite compris que les diables, c’étaient eux…

— Leur nom.

— Caillois et Sertys.

— Ne vous foutez pas de ma gueule : à cette époque, Rémy Caillois et Philippe Sertys étaient âgés d’une dizaine d’années !

— Ils ne s’appelaient pas comme ça. Il y avait Étienne Caillois et René Sertys. Ils devaient avoir la quarantaine. Des gueules tout en os, avec des yeux de fanatiques.

Un goût d’acide brûla la gorge de Karim. Comment n’y avait-il pas songé ? La « faute » des rivières pourpres remontait sur plusieurs générations. Avant Rémy Caillois, il y avait eu Étienne Caillois. Avant Philippe Sertys, il y avait eu René Sertys. Karim chuchota :

— Ensuite ?

— J’ai joué au flic inquisiteur. Contrôle d’identité et tout. Mais il n’y avait rien à leur reprocher. Plus réglos que ça, tu te transformes en code civil. Ils sont repartis, sans avoir eu le temps de repérer Fabienne et son enfant. C’est du moins ce que je croyais, moi.

« Mais Fabienne, quand elle a su que ces mecs rôdaient à Sarzac, elle a voulu fuir aussitôt. Encore une fois, je n’ai pas posé de questions. On a détruit la paperasse, arraché les pages des cahiers, tout effacé… Fabienne avait changé l’identité de son enfant mais…

Karim l’interrompit. Un rideau de pluie se hérissait entre les hommes.