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Karim le savait : le technicien jouait au fanfaron pour tromper sa peur. Même à travers les lointaines interférences, Karim le percevait. Il le remercia et raccrocha.

Il fixait déjà le massif herbu de la colline Herzine, qui se dessinait, à quatre cents mètres de là.

Sur ce coteau d’ombre, la vérité l’attendait.

53

La maison de Fabienne Hérault.

Le sommet d’une colline. Des murs de pierre. Des fenêtres mortes.

Des nuages pâles filaient dans le ciel dense, alors que la pluie avait cessé. Des nappes de brouillard voletaient avec lenteur le long des coteaux d’émeraude. Autour, l’horizon désertique continuait. Un point d’orgue de pierres. Rien ni personne, à plus de vingt kilomètres à la ronde.

Karim gara sa voiture et monta le flanc d’herbes. La demeure lui rappelait la maison que la femme avait occupée, près de Sarzac — ses grosses pierres lui donnaient l’air d’un sanctuaire celte. Il repéra, près de la baraque, une immense antenne satellite blanche. Il dégaina son arme. Et prit conscience qu’une balle se trouvait déjà dans son canon. Cette pensée le rasséréna.

Avant de s’acheminer vers la porte, il gagna le garage, qui abritait une Volvo break enfouie sous une housse claire. Non verrouillée. Il ouvrit le capot et détruisit la boîte à fusibles en quelques gestes experts. Si cela tournait mal, Fabienne Hérault, quoi qu’il arrive, ne pourrait aller nulle part.

Le policier marcha vers le portail et frappa quelques coups étouffés. Il s’écarta du chambranle, arme au poing. Quelques secondes furtives, puis la porte s’ouvrit. Sans déclic. Sans glissements de pênes. Fabienne Hérault ne vivait plus dans la méfiance.

Karim se glissa dans le champ de l’embrasure, cachant son arme.

Il découvrit une silhouette aussi grande que lui, dont le regard croisait le fer avec le sien. Des épaules en arche, un visage diaphane et très régulier, auréolé d’une tignasse brune frisée, presque crépue. Des lunettes aux montures aussi épaisses que des bambous. Karim n’aurait su décrire ce visage, doucement rêveur, presque absent.

Il maîtrisa sa voix :

— Lieutenant Karim Abdouf. Police.

Aucun signe d’étonnement de la part de la femme. Elle regardait Karim au-dessus de ses lunettes, en oscillant légèrement de la tête. Puis elle baissa les yeux vers la main qui dissimulait le Glock. Abdouf, à travers les verres, crut discerner une lueur de malice.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix chaude.

Karim restait immobile, pétrifié dans le silence de la campagne nocturne.

— Entrer. Pour commencer.

La femme sourit et recula.

Les volets étaient clos, la plupart des meubles revêtus de housses bariolées. Une télévision exhibait son écran noir, et un piano ses touches laquées. Karim repéra une partition ouverte au-dessus du clavier : une sonate en si bémol mineur, de Frédéric Chopin. Tout était plongé dans la pénombre vacillante de dizaines de bougies.

Surprenant les regards du policier, Fabienne Hérault murmura :

— Je me suis soustraite au monde et au temps. Cette maison est à mon image.

Karim songea à sœur Andrée, à sa retraite de ténèbres.

— Et l’antenne satellite, dehors ?

— Je dois garder un contact. Je dois savoir quand la vérité éclatera.

— Elle est tout proche d’exploser, madame.

La femme acquiesça, sans changer d’expression. Le policier ne s’attendait pas à cela : ce calme, ces sourires, cette voix réconfortante. Il braqua son arme, et eut honte de menacer cette femme.

— Madame, souffla-t-il, j’ai très peu de temps. Je dois voir des photos de Judith, votre fille.

— Des photos de…

— S’il vous plaît. Voilà plus de vingt heures que je suis sur vos traces. Plus de vingt heures que je remonte votre histoire, que je cherche à comprendre. Pourquoi vous avez organisé ce complot, pourquoi vous avez cherché à effacer le visage de votre enfant.

« Pour l’instant, je connais seulement deux faits. Judith n’était pas monstrueuse, comme je l’ai d’abord pensé. Au contraire, je pense qu’elle était splendide, enchantée. L’autre fait est que son visage trahissait pourtant les clés d’un cauchemar.

« Un cauchemar qui vous a fait fuir il y a longtemps, et qui vient de se réveiller comme un volcan malfaisant. Alors, montrez-moi ces photos et racontez-moi toute l’histoire. Je veux entendre les dates, les détails, les explications, tout. Je veux comprendre comment et pourquoi une petite fille morte il y a quatorze ans est en train de massacrer une ville universitaire, au pied des Alpes !

La femme resta immobile quelques secondes, puis emprunta un couloir, de sa démarche de géante. Karim lui emboîta le pas, crispé sur son arme. Il lançait des regards de droite à gauche. D’autres pièces, d’autres draps, d’autres couleurs. La maison hésitait entre les linceuls et le carnaval.

Au fond d’une petite chambre, Fabienne Hérault ouvrit une armoire et extirpa une boîte en fer. Karim lui saisit la main, bloqua son geste et ouvrit lui-même la boîte.

Des photographies. Seulement des photographies.

La femme, après avoir interrogé Karim du regard, fit jouer ces surfaces brillantes comme si elle plongeait sa main dans de l’eau pure. Enfin, elle tendit une image au policier.

Il sourit, malgré lui.

Une petite fille le regardait, au visage ovale, à la peau mate, encadré de boucles brunes, coupées court. De hauts yeux clairs surplombaient ce triangle de beauté, dans des orbites ombrées, dessinées par de longs sourcils, un peu trop épais. Cette légère pointe masculine répondait à l’éclat, presque trop violent, des yeux bleus.

Karim contemplait l’image. Il lui semblait connaître ce visage depuis longtemps, très longtemps. Depuis toujours.

Mais le miracle n’avait pas lieu. Le flic avait espéré que ces traits lui révéleraient, d’une façon ou d’une autre, la voie de la lumière. Fabienne chuchota, de sa voix chaleureuse :

— Cette photographie a été prise quelques jours avant sa mort. A Sarzac. Elle portait les cheveux courts, nous…

Karim dressa son regard.

— Ça ne colle pas. Cette image, ce visage devraient me livrer un indice, une explication. Et je ne vois rien d’autre qu’une jolie petite fille.

— Parce que cette photographie est incomplète.

Il tressaillit. La femme lui soumettait maintenant un autre cliché :

— Voici la dernière photographie scolaire de Guernon. École Lamartine, CE2. Juste avant que nous partions pour Sarzac.

Le flic observa les visages souriants des enfants. Il repéra celui de Judith, puis saisit la vérité stupéfiante. Il s’était attendu à cela. C’était la seule explication possible. Pourtant, il ne comprenait pas. Il murmura :

— Judith n’était pas fille unique ?

— Oui et non.

— Oui et non ? Qu’est-ce… qu’est-ce que vous racontez ? Expliquez-moi.

— Je ne peux rien vous expliquer, jeune homme. Je peux juste vous raconter comment l’inexplicable a brisé ma vie.

54

La salle souterraine des archives abritait un véritable océan de papier. Un flot de dossiers, pressés, ficelés, boursouflés, qui gonflait les parois les plus proches en vagues colériques. Au sol, des paquets enchevêtrés obstruaient la plupart des allées. Au-delà, sous la clarté des néons, des murailles de documents se déployaient, se perdant en pâles lignes de fuite.