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En un éclair, Niémans comprit que ce n’était pas de la méfiance qu’il éprouvait vis-à-vis des intellectuels mais de la haine. Il les détestait au plus profond de sa chair. Il haïssait leur attitude prétentieuse et distanciée, leur aptitude à décrire, analyser, jauger la réalité, quelle qu’elle soit. Ces pauvres types entraient dans la vie comme on va au spectacle et en ressortaient toujours plus ou moins déçus, plus ou moins blasés. Pourtant, il le savait, on ne pouvait leur souhaiter ce qui leur était arrivé, à leur insu. On ne pouvait souhaiter ça à personne. Luyse achevait :

— Cette jeune génération va renforcer encore le prestige de notre université et…

Niémans, interrompant Luyse, replaça les fiches et les cadres dans son carton. Il cracha d’une voix sourde :

— Alors réjouissez-vous. Parce que ces noms vont encore faire beaucoup pour votre célébrité.

Le recteur lui lança un regard interloqué. L’officier ouvrit la bouche mais il se figea soudain : l’expression de Luyse trahissait la terreur. Le recteur murmura :

— Mais qu’avez-vous ? Vous… vous saignez ?

Niémans baissa les yeux et s’aperçut qu’une mare noire laquait la surface du bureau. La fièvre qui lui brûlait le crâne était en fait le sang de sa blessure qui s’était rouverte. Il chancela, fixa son propre visage dans la flaque sombre, lisse comme un vernis, et se demanda tout à coup s’il n’était pas en train de contempler le dernier reflet de la série des meurtres.

Il n’eut pas le temps de répondre à cette question. Une seconde plus tard, il gisait évanoui, sur les genoux, le visage plaqué sur le bureau. Tel un médaillon qu’on aurait frappé à son effigie, dans la glue obscure de son propre sang.

56

Lumière. Bourdonnement. Chaleur.

Pierre Niémans ne comprit pas aussitôt où il se trouvait. Puis il vit un visage auréolé d’un bonnet de papier. Une blouse blanche. Des néons. L’hôpital. Combien de temps avait-il passé ainsi, inanimé ? Et pourquoi cette faiblesse dans son corps, comme du liquide qu’on aurait substitué à ses membres, ses muscles, ses os ? Il voulut parler mais son effort mourut dans sa gorge. La fatigue le clouait au creux de son lit plastifié et bruissant.

— Il saigne beaucoup. Il faut faire l’hémostase de la temporale.

Une porte s’ouvrit. Des roues grincèrent. Des lampes trop blanches passèrent devant ses yeux. Une explosion aveuglante. Une giclée de lumière qui dilata ses pupilles. Une autre voix résonna :

— Commencez la transfusion.

Le policier entendit des cliquetis, sentit des matières froides lui frôler le corps. Il tourna la tête et aperçut des tuyaux, reliés à une lourde poche suspendue qui semblait respirer, sous l’effet d’un système d’air pressurisé.

Il allait donc dériver ici, dans l’inconscience et les odeurs aseptisées ? Couler dans cette lumière alors même qu’il possédait le mobile des meurtres ? Qu’il connaissait enfin le secret de cette série de crimes ? Les traits de son visage se crispèrent en un rictus. Soudain, une voix :

— Injectez le Diprivan, vingt centimètres cubes.

Niémans comprit et se redressa. Il saisit le poignet du médecin qui brandissait déjà un bistouri électrique et souffla.

— Je ne veux pas d’anesthésie !

Le docteur semblait stupéfait.

— Pas d’anesthésie ? Mais… vous êtes ouvert en deux, mon vieux. Je dois vous recoudre.

Niémans trouva la force de murmurer :

— Locale… Je veux une anesthésie locale…

L’homme soupira et recula son siège dans un couinement de roulettes. Il s’adressa à l’anesthésiste :

— OK. Faites-lui plutôt une xylocaïne. La dose maximale Allez jusqu’à quarante centimètres cubes.

Niémans se détendit. On le déplaça en face des lampes aux multiples facettes. Sa nuque reposait sur un appui-tête, de façon à ce que son crâne se dresse au plus près des lumières. On lui tourna le visage puis un champ de papier obstrua sa vue.

Le policier ferma les yeux. A mesure que le médecin et les infirmières s’affairaient autour de sa tempe, ses pensées perdaient en netteté. Son cœur ralentissait, sa tête ne le torturait plus. Un engourdissement semblait prêt à le submerger.

Le secret… Le secret des Caillois et des Sertys… Même cela devenait flottant, étrange, lointain… Le visage de Fanny se substitua à toute pensée… Son corps à la fois sombre, musclé et rond, doux comme des pierres volcaniques patinées par le feu, l’écume et le vent… Fanny… Ses visions, sous les parois de ses tempes, ressemblaient à des murmures, des froissements d’étoffes, des souffles d’elfes.

— Stop !

L’ordre avait résonné dans la salle d’opération. Tout s’arrêta.

Une main arracha le champ et Niémans découvrit dans le flot de lumière un diable à longues nattes qui agitait une carte tricolore sous le nez du médecin et des infirmières stupéfaits.

Karim Abdouf.

Niémans lança un coup d’œil sur sa droite : les tuyaux sombres couraient toujours sous sa peau, dans ses veines. Les élixirs de vie. Le suc des artères.

Le médecin brandit ses ciseaux.

— Ne touchez plus à ce flic, haleta Karim.

Le docteur s’immobilisa de nouveau. Abdouf s’approcha, scruta la blessure de Niémans, ficelée maintenant comme un rosbif. Le docteur haussa les épaules.

— Il faut bien que je coupe les fils…

Karim lança des coups d’œil méfiants aux alentours.

— Comment est-il ?

— Solide. Il a perdu beaucoup de sang, mais nous avons effectué une transfusion importante. Nous avons recousu les chairs. L’opération n’est pas tout à fait terminée et…

— Vous lui avez donné des trucs ?

— Des trucs ?

— Pour l’endormir ?

— Juste une anesthésie locale et…

— Trouvez-moi des amphèt’. Des excitants. Je dois le réveiller.

Karim braquait ses yeux sur Niémans mais s’adressait au docteur. Il ajouta :

— C’est une question de vie ou de mort.

Le médecin se leva et chercha dans des tiroirs extraplats des petites pilules sous plastique. Karim esquissa un sourire à l’attention de Niémans.

— Tenez, dit le médecin. Avec ça, il sera d’aplomb dans une demi-heure mais…

— Tirez-vous maintenant.

Le flic beur hurla à l’attention de la petite troupe en blouses blanches :

— Tirez-vous tous ! Je dois parler avec le commissaire.

Docteur et infirmières s’éclipsèrent.

Niémans sentit les aiguilles des transfusions s’extirper de son bras, entendit les champs de papier se froisser. Puis Karim lui tendit sa veste de fibre polaire rembrunie de sang.

Dans son autre main, il soupesait la poignée de pilules colorées.

— Vos amphèt’, commissaire. (Bref sourire.) Une fois n’est pas coutume.

Mais Niémans ne riait pas. Il agrippa la veste de cuir de Karim et murmura, le visage livide :

— Karim… Je… je connais leur complot.

— Le complot ?

— Le complot de Sertys, de Caillois, de Chernecé. Le complot des rivières pourpres.

— Quoi ?

— Ils… ils échangent les bébés.

57

Six heures du matin. Le paysage était noir, mouvant — irréel. La pluie avait repris de plus belle, comme pour astiquer une dernière fois la montagne avant la naissance du jour. Des colonnes translucides trouaient les ténèbres telles des mèches de verre.

Sous les frondaisons d’un immense conifère, Karim Abdouf et Pierre Niémans se tenaient face à face, l’un appuyé sur l’Audi, l’autre contre l’arbre. Ils étaient figés, concentrés, tendus à se rompre. Le flic beur observait le commissaire qui recouvrait progressivement ses forces, ou plutôt ses nerfs, sous l’effet des amphétamines. Il venait d’expliquer l’attaque meurtrière du 4x4. Mais Abdouf le pressait maintenant de lui révéler l’entière vérité.