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Dans les entrelacs de l’averse, Pierre Niémans attaqua :

— Hier soir, je suis allé à l’institut des aveugles.

— Sur la piste d’Éric Joisneau, je sais. Qu’avez-vous trouvé ?

— Champelaz, le directeur, m’a expliqué qu’il soignait des enfants atteints d’affections héréditaires. Des enfants toujours issus des mêmes familles, celles de l’élite de l’université. Champelaz a commenté ainsi ce phénomène : cette communauté intellectuelle, à force d’isolement, a creusé dans son propre sang et provoqué un appauvrissement génétique. Les enfants qui naissent aujourd’hui sont destinés à devenir très brillants, très cultivés, mais leur corps est épuisé, tari. Au fil des générations, le sang de la fac s’est corrompu.

— Quel rapport avec l’enquête ?

— A priori aucun. Joisneau était allé là-bas à cause des affections oculaires, des maladies qui pouvaient avoir un rapport avec la mutilation des yeux. Mais ce n’était pas ça. Pas ça du tout.

« Lors de ma visite, Champelaz m’a signalé que cette communauté altérée génère également, depuis une vingtaine d’années, des étudiants physiquement très vigoureux. Des mômes intelligents, mais capables aussi de rafler toutes les médailles dans les championnats sportifs. Or, ce détail ne colle pas avec le reste du paysage. Comment la même confrérie peut-elle produire des lignées d’enfants tarés et des espèces de surhommes resplendissants ?

« Champelaz a enquêté sur l’origine de ces mômes surdoués. Il a consulté leur dossier médical à la maternité. Il a recherché leur origine, à travers les archives. Il a même consulté les fiches de naissance des parents, des grands-parents, en quête de signes, de particularités génétiques. Mais il n’a rien trouvé. Absolument rien.

— Et alors ?

— Cette histoire a connu un rebondissement, l’été dernier. Au mois de juillet, une banale étude dans les archives de l’hôpital a permis de retrouver des vieux papiers, oubliés dans les souterrains de l’ancienne bibliothèque. De quoi s’agissait-il ? Des fiches de naissance, qui concernaient justement les parents ou les grands-parents des gamins surdoués.

— Ce qui signifiait ?

— Que ces fiches avaient été éditées en double. Ou, plus vraisemblablement, que les documents consultés par Champelaz, dans les dossiers d’origine, étaient des faux, que les vraies fiches étaient celles qu’on venait de découvrir, cachées dans les cartons personnels du chef bibliothécaire de la fac : Étienne Caillois, le père de Rémy.

— Merde.

— Comme tu dis. En toute logique, Champelaz aurait dû alors aller comparer les fiches qu’il avait consultées et celles qui venaient d’être retrouvées. Mais il ne l’a pas fait. Par manque de temps. Par laxisme. Par peur aussi. De découvrir une vérité malsaine sur la communauté de Guernon. Moi, je l’ai fait.

— Qu’avez-vous découvert ?

— Les fiches officielles étaient des fausses. Étienne Caillois avait imité les écritures et changé à chaque fois un détail par rapport à l’original.

— Quel détail ?

— Toujours le même : le poids de l’enfant, son poids à la naissance. Afin que le chiffre corresponde aux autres pages du dossier, celles où les infirmières avaient noté le résultat des autres pesées, les jours suivants.

— Je ne comprends pas.

Niémans se pencha ; il parlait d’un ton sourd :

— Suis-moi bien, Karim. Étienne Caillois falsifiait les premières fiches pour dissimuler un fait inexplicable : sur ces documents, le poids du nouveau-né ne correspondait jamais à son poids du lendemain. Les nourrissons prenaient ou perdaient plusieurs centaines de grammes en une seule nuit.

« Je suis monté à la maternité et je me suis renseigné auprès d’un obstétricien. J’ai appris qu’il était impossible que les enfants évoluent à une telle vitesse. Alors, j’ai compris l’évidence : ce n’était pas le poids qui, en une nuit, changeait, mais l’enfant. C’est cette vérité stupéfiante que le père Caillois cherchait à dissimuler. Lui, ou plutôt son complice, le père Sertys, aide-soignant de nuit au CHRU de Guernon, intervertissait les enfants dans la salle de la maternité.

— Mais… pour quelle raison ?

Niémans grimaça un sourire. L’averse, charriée par le vent, lui picotait la face, comme un fouet de clous. Sa voix s’usait sur la dureté de ses certitudes :

— Pour régénérer une communauté épuisée, pour insuffler dans les rangs des intellectuels du sang neuf, puissant, vigoureux. La technique des Caillois et des Sertys était simple : ils remplaçaient certains bébés, issus de familles universitaires, par des enfants des montagnes, sélectionnés d’après le profil physique de leurs parents. De cette façon, des corps sains et vaillants intégraient d’un coup la société intellectuelle de Guernon. Du sang nouveau se diluait dans le sang ancien, dans le seul lieu où d’inaccessibles universitaires croisaient leur chemin avec d’obscurs paysans : la maternité. Une maternité qui brassait tous les mômes de la région et qui permettait ce trafic.

« Tel était le sens des propos mystérieux du cahier de Sertys : « Nous maîtrisons les rivières pourpres. » Ces termes ne désignaient pas un livre ou un réseau hydrographique, mais le sang des habitants de Guernon. Les veines des enfants de la vallée. Les Caillois et les Sertys maîtrisent, de père en fils, le sang de leur ville. Ils pratiquent la manipulation génétique la plus simple qui soit : l’interversion des bébés.

« J’ai deviné alors que les Caillois et les Sertys poursuivaient un objectif plus précis. Ils voulaient non seulement régénérer le sang précieux des professeurs mais aussi créer des êtres parfaits, des surhommes. Des êtres aussi beaux que ceux qui transpiraient sur les photographies des jeux Olympiques de Berlin que j’avais remarquées chez Caillois. Des êtres aussi intelligents que les chercheurs les plus célèbres de Guernon.

« J’ai compris que ces cinglés voulaient unir, précisément, les cerveaux de Guernon et les corps des villages de montagne, sceller les capacités cérébrales des professeurs et les aptitudes physiques des autochtones : cristalliers ou éleveurs. Si j’avais raison, ils avaient donc précisé leur système, au point d’organiser non seulement les naissances, mais aussi les unions, les mariages entre enfants élus.

Karim encaissait une à une ces informations qui semblaient trouver des résonances au fond de son silence. Le soliloque enfiévré de Niémans continua :

— Comment organiser ces rencontres ? Comment programmer ces mariages ? J’ai réfléchi aux boulots des Caillois et des Sertys, au mince pouvoir que ces tâches leur conféraient. Je savais que c’était à travers leurs rôles obscurs, modestes, qu’ils avaient pu achever leur grand projet. Souviens-toi de ces phrases gravées dans le cahier : « Nous sommes les maîtres, nous sommes les esclaves. Nous sommes partout, nous sommes nulle part. » Ces termes laissaient entendre que, malgré leur statut négligeable, et même grâce à lui, ces hommes avaient maîtrisé le destin de toute une région. Ils étaient des larbins. Mais ils étaient aussi des maîtres.

« Ainsi, les Sertys n’étaient que des aides-soignants obscurs, mais ils bouleversaient l’existence des enfants de la région en intervertissant les bébés. Et les Caillois, grâce à leur boulot, organisaient la suite du programme : l’aspect mariage. Mais comment ? Comment faisaient-ils pour organiser ces unions ?