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Il intégra d’abord des commissariats de quartier puis devint tireur d’élite dans la brigade qui allait devenir la BRI (Brigade de recherche et d’intervention). Les opérations spéciales commencèrent. Il tua son premier homme. En cet instant il conclut un pacte avec lui-même et envisagea une dernière fois sa propre malédiction. Non, il ne serait jamais un soldat d’orgueil, un officier valeureux. Mais il serait un combattant des villes, fébrile, obstiné, qui noierait ses propres peurs dans la violence et la rage de l’asphalte.

Niémans respira à fond l’éther de la montagne. Il songea à sa mère, morte depuis des années. Il songea au temps passé, qui avait pris l’allure d’un canyon déferlant, et aux souvenirs, qui s’étaient fissurés puis effacés, battant en brèche face à l’oubli.

Brusquement, Niémans perçut un petit trot, comme dans un rêve. Le chien était tout en muscles, son poil ras luisait sous la bruine. Ses yeux, deux boules de laque sombre, fixaient le policier. Il s’approchait, en dodelinant du derrière. L’officier s’immobilisa. Le chien s’approcha encore, à quelques pas. Sa truffe humide frémissait. Soudain il se mit à grogner. Ses yeux brillèrent. Il avait senti la peur. La peur qui exsudait de l’homme.

Niémans était pétrifié.

Ses membres lui semblaient battus par une force inconnue. Son sang le fuyait par un siphon invisible, quelque part dans son ventre. Le chien aboya, retroussa ses babines. Niémans connaissait le processus. La peur produisait des molécules olfactives que le chien sentait et qui déclenchaient chez lui crainte et hostilité. La peur engendrait la peur. Le chien aboya puis roula de la gorge, crissa des dents. Le flic dégaina.

— Clarisse ! Clarisse ! Reviens, Clarisse !

Niémans sortit de la parenthèse de glace. Il aperçut, au-delà d’un voile rouge, un homme gris en pull camionneur. Il s’approchait à pas rapides.

— Z’êtes fou ou quoi ?

Niémans marmonna :

— Police. Tirez-vous. Emmenez votre clebs.

L’homme était sidéré.

— Bon sang, j’le crois pas, ça. Viens, Clarisse, viens, petite mère…

Le maître et son cabot s’éclipsèrent. Niémans tenta d’avaler sa salive. Il sentit les aspérités de sa gorge, sèche comme un four. Il secoua la tête, rengaina et contourna le bâtiment. En tournant sur la gauche, il s’efforça de réfléchir : depuis combien de temps n’avait-il pas vu son psy ?

Dès le deuxième angle du gymnase, le commissaire découvrit la femme.

Fanny Ferreira se tenait debout, près d’un portail ouvert, et ponçait avec du papier de verre une planche de mousse de couleur rouge. Le flic supposa qu’il s’agissait du flotteur sur lequel la femme dévalait les torrents.

— Bonjour, fit-il en s’inclinant.

Il avait retrouvé chaleur et assurance.

Fanny leva les yeux. Elle devait avoir à peine vingt ans. Sa peau était mate et ses cheveux bouclés virevoltaient, minces frisettes autour des tempes, lourdes cascades sur les épaules. Son visage était sombre, velouté, mais ses yeux étaient d’une clarté blessante, presque indécente.

— Je suis Pierre Niémans, commissaire de police. J’enquête sur le meurtre de Rémy Caillois.

— Pierre Niémans ? répéta-t-elle, incrédule. Merde alors. C’est incroyable.

— Quoi ?

Elle désigna, d’un signe de tête, une petite radio posée par terre.

— On vient de parler de vous, aux infos. Ils disent que vous avez arrêté deux assassins, cette nuit, près du parc des Princes. Et que c’est plutôt bien. Ils disent aussi que vous avez défiguré l’un d’entre eux, et que c’est plutôt mal. Vous êtes doué du don d’ubiquité ou quoi ?

— J’ai simplement roulé toute la nuit.

— Que faites-vous chez nous ? Les flics d’ici ne sont donc pas suffisants ?

— Disons que je suis là en renfort.

Fanny reprit son travail — elle humidifiait la surface oblongue de la planche, puis elle appuyait de ses deux paumes, écrasant le papier de verre replié. Son corps paraissait trapu, solide. Elle était vêtue sans élégance — fuseau de plongée, en néoprène, chasuble de marin, chaussures montantes de cuir clair, lacées de près. La lumière voilée lançait des douceurs irisées sur toute la scène.

— Vous semblez bien encaisser le choc, reprit Niémans.

— Quel choc ?

— Eh bien… la découverte du…

— J’évite d’y penser.

— Et ça ne vous gêne pas d’en reparler ?

— Vous êtes là pour ça, non ?

Elle ne regardait pas le policier. Ses mains ne cessaient de monter et de descendre le long du flotteur. Ses gestes étaient secs, brutaux.

— Dans quelles circonstances avez-vous découvert le corps ?

— Chaque week-end je descends les rapides… (elle désigna son embarcation renversée)… sur ce genre de truc. Je venais de finir une de mes virées. Aux alentours du campus, il y a un mur de rochers, un barrage naturel, qui stoppe le courant de la rivière et permet d’accoster sans problème. Je remontais mon flotteur quand je l’ai aperçu…

— Dans la roche ?

— Ouais, dans la roche.

— C’est faux. Je suis allé là-bas. J’ai remarqué qu’il n’y avait aucun recul. Il est impossible de remarquer quelque chose, le long de la paroi, à quinze mètres de hauteur…

Fanny lança sa feuille de papier de verre dans le gobelet, s’essuya les mains et alluma une cigarette. Ces simples gestes suscitèrent brutalement chez Niémans un désir violent.

La jeune femme expira une longue bouffée bleutée.

— Le corps était dans la muraille. Mais je ne l’ai pas vu dans la muraille.

— Où ?

— Je l’ai remarqué dans les eaux de la rivière. Grâce à son reflet. Une tache blanche à la surface du lac.

Les traits de Niémans se détendirent.

— C’est exactement ce que je pensais.

— C’est important pour votre enquête ?

— Non. Mais j’aime les choses claires.

Niémans marqua un temps, puis reprit :

— Vous faites de l’alpinisme ?

— Comment le savez-vous ?

— Je ne sais pas… La région. Et puis, vous paraissez très… sportive.

Elle se retourna et ouvrit ses bras vers les montagnes, qui surplombaient la vallée. C’était la première fois qu’elle souriait.

— Voici mon fief, commissaire ! Du Grand Pic de Belledonne aux Grandes Rousses, je connais par cœur toutes ces montagnes. Quand je ne dévale pas les ruisseaux, j’escalade les sommets.

— Selon vous, pour placer le corps le long de la muraille, il fallait être alpiniste ?

Fanny redevint sérieuse — elle observait l’extrémité incandescente de sa cigarette.

— Pas nécessairement, non. Les rochers forment pratiquement des marches naturelles. Par contre, il fallait être sacrément costaud pour porter un tel poids sans perdre l’équilibre.

— Un de mes inspecteurs pense que le tueur a plutôt grimpé de l’autre côté, où la pente est moins abrupte, puis a descendu le corps au bout d’une corde.

— Cela ferait un sacré détour. (La femme hésita puis reprit :) En fait, il y a une troisième solution, toute simple, à condition de connaître un peu les techniques de grimpe.

— Je vous écoute.

Fanny Ferreira éteignit sa cigarette sous sa chaussure et la lança d’une chiquenaude.