« Je me suis souvenu des registres personnels des Caillois, à la bibliothèque. Nous avions vérifié là-dedans les livres consultés. Nous avions aussi étudié les noms des mômes qui avaient parcouru ces livres. Il n’y avait qu’une chose que nous n’avions pas examinée : les emplacements des lecteurs, les petits boxes vitrés où les mômes lisaient. J’ai foncé à la bibliothèque et comparé les listes de ces places avec les fiches de naissance falsifiées. Cela remontait à trente, quarante, cinquante ans, mais tout collait, au patronyme près.
« Les petits mômes échangés avaient toujours été placés, pendant leurs études, dans la salle de lecture, en face de la même personne — une personne du sexe opposé, issue des familles les plus brillantes du campus. J’ai alors vérifié à la mairie. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais la plupart de ces couples, qui s’étaient connus à la bibliothèque, derrière les vitres des boxes, s’étaient ensuite mariés.
« J’avais donc vu juste. Les « maîtres », après avoir échangé les identités, organisaient avec soin les rencontres. Ils plaçaient en face des mômes intervertis — les enfants montagnards — des gosses à l’esprit remarquable, progéniture réelle des professeurs. Ils donnaient ainsi naissance à une fusion supérieure, unissant les « enfants-corps » aux « enfants-cerveau ». Et le processus a fonctionné, Karim : les champions de la fac ne sont autres que les enfants de ces couples programmés.
Abdouf ne commenta pas. Ses pensées semblaient se cristalliser, aussi pénétrantes que les épines de mélèzes qui se mêlaient à la pluie.
Niémans poursuivit :
— J’ai intégré ces éléments et peu à peu reconstitué le puzzle. J’ai compris que je marchais à cet instant, précisément, dans les traces du tueur, que l’anecdote des fiches retrouvées, qui avait fait l’objet d’articles dans les journaux régionaux, avait mis le feu à son cerveau. Il avait dû, comme moi, comparer les deux groupes de documents. Sans doute possédait-il déjà un doute sur les origines des « champions » de Guernon. Sans doute est-il lui-même un de ces champions. Une des créatures des cinglés.
« Il a alors deviné le principe de la conspiration. Il a suivi le fils du voleur de fiches, Rémy Caillois, et découvert les liens secrets qui existaient entre lui, Sertys et Chernecé… A mon avis, ce dernier n’était qu’une pièce rapportée, un médecin fêlé qui, en soignant les mômes aveugles, avait découvert la vérité et préféré rejoindre les manipulateurs plutôt que de les dénoncer. Bref, notre tueur les a repérés et a décidé de les sacrifier. Il a torturé sa première victime, Rémy Caillois, et appris toute l’histoire. Il s’est contenté ensuite de mutiler et de tuer les deux autres complices.
Karim se redressa. Tout son torse trépidait dans sa veste de cuir.
— Simplement parce qu’ils ont échangé des bébés ? Favorisé des mariages ?
— Il y a un dernier fait que tu ignores : les montagnards des villages alentour enregistrent une forte mortalité parmi leurs nouveau-nés. Un phénomène inexplicable, d’autant plus qu’encore une fois il s’agit de familles en pleine santé. Maintenant, je devine la raison de cette mortalité. Non seulement les Sertys échangeaient les bébés, mais ils étouffaient les nourrissons qu’ils faisaient passer pour les enfants de montagnards — en réalité des enfants d’intellectuels, de moindre envergure. De cette façon, ils étaient assurés que les couples des altitudes, privés de progéniture, engendreraient de nouveaux enfants et leur procureraient plus de sang neuf à injecter dans la vallée, parmi les rangs des intellectuels. Ces hommes étaient des fanatiques, Karim. Des malades, des tueurs, de père en fils, prêts à tout pour donner naissance à leur race supérieure.
Karim souffla, d’une voix éraillée :
— Si les meurtres répondent à une vengeance, pourquoi des mutilations aussi précises ?
— Elles possèdent une valeur symbolique. Elles visent à anéantir l’identité biologique des victimes, à détruire les signes de leur origine profonde. De la même façon, les corps ont été mis en scène de manière à ce que l’on découvre d’abord leur reflet, et non le corps lui-même. Une autre manière de dématérialiser les victimes, de les désincarner. Caillois, Sertys, Chernecé étaient des voleurs d’identité. Ils ont payé là où ils ont frappé. C’est une sorte de loi du talion.
Abdouf se leva et s’approcha de Niémans. Le vent chargé d’averse fouettait leurs visages fantomatiques. La condensation formait une brume blanchâtre autour de leur tête, crâne en brosse et osseux pour Niémans, longues nattes torsadées et détrempées pour Abdouf.
— Niémans, vous êtes un flic génial.
— Non, Karim. Parce que je tiens maintenant le mobile du tueur, mais toujours pas son identité.
Le Beur eut un rire sec, glacé.
— Moi, je connais cette identité.
— Quoi ?
— Tout colle désormais. Souvenez-vous de ma propre enquête : ces diables qui voulaient détruire le visage de Judith, parce qu’il constituait une preuve, une pièce à conviction. Les diables n’étaient autres qu’Étienne Caillois et René Sertys, les pères des victimes, et je sais pourquoi ils devaient absolument effacer le visage de Judith. Parce que ce visage pouvait trahir leur conspiration, révéler la nature des rivières pourpres et le principe de l’échange des bébés.
Ce fut au tour de Niémans d’être stupéfait.
— POURQUOI ?
— Parce que Judith Hérault avait une sueur jumelle, qu’ils avaient échangée.
Cette fois, ce fut Karim qui parla. Ton grave, voix neutre, dans la pluie qui semblait maintenant reculer face aux prémices du jour. Ses dreadlocks se détachaient tels les tentacules d’une pieuvre, sur la corolle de l’aube.
— Vous dites que les conspirateurs sélectionnaient les enfants à retenir, en étudiant le profil de leurs parents. Ils cherchaient sans doute les êtres les plus forts, les plus agiles des versants. Ils cherchaient des fauves des cimes, des léopards des neiges. Alors ils ne pouvaient pas ne pas avoir repéré Fabienne et Sylvain Hérault, jeune couple vivant à Taverlay, dans les hauteurs du Pelvoux, à mille huit cents mètres d’altitude.
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« Elle, un mètre quatre-vingts, colossale, magnifique. Une institutrice appliquée. Une pianiste virtuose. Silencieuse et gracile, puissante et poétique. Parole : Fabienne était déjà, en elle-même, une véritable créature ambivalente.
« J’ai beaucoup moins d’infos sur le mari, Sylvain. Il vivait exclusivement dans l’éther des sommets, à extirper de la roche des cristaux rares. Un véritable géant, lui aussi, qui n’hésitait pas à se colleter aux montagnes les plus rudes, les plus inaccessibles.
« Commissaire, si les conspirateurs devaient voler un seul môme, dans toute la région, alors ce devait être le gosse de ce couple spectaculaire, dont les gènes contenaient les secrets diaphanes des hautes cimes.
« Je suis sûr qu’ils attendaient avec avidité la naissance du gamin, tels de vrais vampires génétiques. Enfin, le 22 mai 1972, la nuit fatidique survient. Les Hérault arrivent au CHRU de Guernon ; la grande et belle jeune femme est prête à accoucher, d’un moment à l’autre. Au terme de sept mois seulement de grossesse. L’enfant sera prématuré mais, selon les sages-femmes, il n’y a là rien d’insurmontable.
« Pourtant, les événements ne se déroulent pas comme prévu. L’enfant est mal positionné. Un obstétricien intervient. Les bip-bip des appareils de surveillance virent au vertige. Il est deux heures du matin, le 23 mai. Bientôt, toubib et sage-femme ont le fin mot du chaos. Fabienne Hérault est en train d’accoucher non pas d’un môme mais de deux-deux jumelles homozygotes, serrées dans l’utérus telles deux amandes philippines.