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« Une jumelle homozygote qui a agi comme Judith l’aurait fait, parce qu’elle connaît maintenant la vérité sur sa propre origine. Voilà pourquoi elle utilise une corde de piano, pour rappeler les talents virtuoses de sa mère véritable. Voilà pourquoi elle sacrifie les manipulateurs dans les hauteurs des rocs, là même où son propre père arrachait les cristaux. Voilà pourquoi ses empreintes digitales ont pu être confondues avec celles de Judith elle-même… Nous cherchons sa sœur de sang, Niémans.

— Qui est-elle ? explosa Niémans. Sous quel nom a-t-elle grandi ?

— Je ne sais pas. La mère a refusé de me le donner. Mais je possède son visage.

— Son visage ?

— La photographie de Judith, âgée de onze ans. Donc le visage de la meurtrière, puisqu’elles sont parfaitement identiques. Je pense qu’avec ce portrait, nous…

Niémans tremblait par saccades.

— Montre-le-moi. Vite.

Karim sortit la photographie et la lui tendit.

— C’est elle qui tue, commissaire. Elle venge sa sœur disparue. Elle venge son père assassiné. Elle venge les bébés étouffés, les familles manipulées, toutes ces générations trafiquées depuis… Niémans, ça ne va pas ?

Le cliché vibrait entre les doigts du commissaire qui observait le visage de l’enfant et serrait les dents à les faire éclater. Soudain, Karim comprit et se pencha vers lui. Il pressa son épaule.

— Bon Dieu, vous la connaissez ? C’est ça, vous la connaissez ?

Niémans laissa tomber la photographie dans la boue. Il paraissait dériver vers les confins de la folie pure. Sa voix, telle une corde brisée, retentit :

— Vivante. Nous devons la capturer vivante.

59

Les deux flics filèrent sous la pluie. Ils ne parlaient plus, respiraient à peine. Ils franchirent plusieurs barrages policiers ; les sentinelles de l’aube leur décochaient des regards suspicieux. Ni l’un ni l’autre n’émit l’idée de s’adjoindre à ce moment une escouade. Niémans était hors course, Karim n’était pas sur son territoire. Et pourtant, ils le savaient : c’était bien leur enquête. A eux, et à eux seuls.

Ils parvinrent sur le campus. Ils sillonnèrent les voies d’asphalte, les surfaces d’herbes brillantes, puis stoppèrent et grimpèrent au dernier étage du bâtiment principal. Ils marchèrent d’un seul élan jusqu’au bout du couloir et frappèrent à la porte, plaqués l’un et l’autre de chaque côté du chambranle. Pas de réponse. Ils firent sauter les verrous et entrèrent dans l’appartement.

Niémans braquait son fusil à pompe Remington, chargé à bloc, qu’il était passé récupérer au poste central. Karim tenait son Glock, qu’il croisait contre son poignet, avec sa torche. Convergence des faisceaux, mort et lumière.

Personne.

Ils attaquaient une fouille rapide quand le pager de Niémans sonna. Il fallait rappeler Marc Costes, en toute urgence. Le commissaire téléphona aussitôt. Ses mains tremblaient toujours, des douleurs furieuses ravageaient son ventre. La voix du jeune toubib résonna :

— Niémans, je suis avec Barnes. Juste pour vous dire qu’on a retrouvé Sophie Caillois.

— Vivante ?

— Vivante, oui. Elle fuyait vers la Suisse par le train de…

— A-t-elle déclaré quelque chose ?

— Elle dit qu’elle est la prochaine victime. Et qu’elle connaît le tueur.

— A-t-elle donné son nom ?

— Elle ne veut parler qu’à vous, commissaire.

— Vous la gardez sous haute surveillance. Personne ne lui parle. Personne ne l’approche. Je serai au poste dans une heure.

— Dans une heure ? Vous… vous êtes sur une piste ?

— Salut.

— Attendez ! Abdouf est avec vous ?

Niémans lança le cellulaire au jeune lieutenant et reprit sa fouille hâtive. Karim se concentra sur la voix du docteur :

— J’ai la tonalité de la corde de piano, dit le légiste.

— Si bémol ?

— Comment le sais-tu ?

Karim ne répondit pas et raccrocha. Il regarda Niémans, qui le fixait derrière ses lunettes mouchetées de pluie.

— On ne trouvera rien ici, cracha celui-ci en marchant vers la porte. On fonce au gymnase. C’est son repaire.

La porte du gymnase, bâtiment isolé à l’une des extrémités du campus, ne résista pas une seconde. Les deux hommes y pénétrèrent en se déployant en arc de cercle. Karim tenait toujours son Glock au-dessus du rayon de sa torche. Niémans avait actionné lui aussi la lampe fixée sur son fusil, dans l’axe exact du canon.

Personne.

Ils enjambèrent les tapis de sol, passèrent sous les barres parallèles, scrutèrent les hauteurs noires où se balançaient anneaux et cordes à nœuds. Le silence, telle une morne carapace. L’odeur, sueur rance et caoutchouc vieilli. L’ombre, dardée de formes symétriques, de modules de bois, d’articulations de métal. Niémans trébucha sur un trampoline, Karim se tourna dans l’instant. Tension aiguë. Bref regard. Chacun des deux flics pouvait sentir l’angoisse de l’autre. Des étincelles à s’y frotter, comme des silex. Niémans chuchota :

— C’est ici. Je suis sûr que c’est ici.

Karim chercha encore des yeux puis focalisa sur les canalisations du chauffage. Il longea les tuyaux fixés au mur, écoutant le chuintement ténu de la chaudière. Il enjamba des haltères, des ballons de cuir et parvint à un entrelacs de barres graisseuses, appuyées à l’oblique, contre des tapis de mousse dressés le long du mur. Sans prendre la peine d’être discret, il abattit les tiges et arracha les tapis. Le « barrage » dissimulait la porte du local de la chaudière.

Il tira une seule balle dans l’orifice crénelé qui servait de serrure. La porte sauta de ses gonds, décochant une volée d’esquilles et de filaments de ferraille. Le flic acheva le passage en écrasant la paroi à coups de talon.

A l’intérieur, l’obscurité.

Il tendit le visage, ressortit aussitôt, livide. Les deux hommes s’engouffrèrent cette fois en un seul mouvement.

L’odeur cuivrée leur jaillit au visage.

Du sang.

Du sang sur les murs, sur les tuyaux de fonte, sur les disques de bronze posés au sol. Du sang par terre, épongé par des poignées de talc, résolu en flaques granuleuses et noirâtres. Du sang sur les parois bombées de la chaudière.

Les deux hommes n’avaient pas envie de vomir ; leur esprit était comme détaché de leur corps, suspendu dans une sorte d’effroi halluciné. Ils approchèrent, balayant le moindre détail avec leur torche. Entortillées autour des tuyaux, des cordes de piano brillaient. Des bidons d’essence reposaient par terre, bouchés avec des chiffons sanguinolents. Des barres d’haltères exhibaient des filaments de chair séchée, des croûtes brunes. Des cutters éraillés étaient agglutinés dans les mares pétrifiées d’hémoglobine.

A mesure qu’ils avançaient dans la petite pièce, les faisceaux des lampes tremblotaient, trahissant la peur qui battait leurs membres. Niémans repéra des objets colorés sous un banc. Il s’agenouilla. Des glacières. Il en attira une à lui et l’ouvrit. Sans prononcer un mot, il éclaira le fond à l’attention de Karim.

Des yeux.

Gélatineux et blanchâtres, scintillant d’une rosée cristallisée, dans un nid de glace.

Niémans tirait déjà une autre glacière, contenant cette fois des mains crispées, aux reflets bleuâtres. Les ongles étaient ternis de sang, les poignets marqués d’entailles. Le commissaire recula. Karim enserra ses épaules et gémit.