Ils savaient tous deux qu’ils n’étaient plus dans un local de chaufferie. Ils venaient de pénétrer dans le cerveau de la meurtrière. Dans son antre souverain — là où elle avait jugé bon de sacrifier les tueurs de bébés.
La voix de Karim, soudain trop aiguë, murmura :
— Elle s’est tirée. Loin de Guernon.
— Non, répliqua Niémans en se relevant. Il lui faut Sophie Caillois. C’est la dernière de la liste. Caillois vient d’arriver au poste central. Je suis certain qu’elle va l’apprendre — ou qu’elle le sait déjà — et s’y rendre.
— Avec les barrages routiers ? Elle ne pourra plus faire un pas sans être repérée et…
Karim s’arrêta net. Les deux hommes se regardèrent, leurs visages éclairés en contre-plongée par les lampes. A l’unisson, leurs lèvres murmurèrent :
— La rivière.
Tout se déroula aux abords du campus. Là même où le corps de Caillois avait été retrouvé. Là où la rivière s’apaisait en un petit lac avant de reprendre sa course vers la ville.
Les deux policiers arrivèrent à fond, dérapant sur les pentes d’herbe. Ils prirent celle dont le dernier virage donnait accès à la berge. Soudain, alors que Karim braquait le long de la paroi de pierre, ils aperçurent, dans la lueur des phares, une silhouette en ciré noir, frétillante de reflets, surmontée d’un petit sac à dos. Le visage se retourna et se pétrifia dans l’éclair blanchâtre. Karim reconnut le casque et le passe-montagne. La jeune femme détacha une embarcation rouge et gonflée, en forme de saucisse, et la rapprocha en tirant sur la corde, comme elle aurait fait avec une monture indisciplinée.
Niémans murmura :
— Tu ne tires pas. Tu ne t’approches pas. Je l’arrête seul.
Avant que Karim ait pu répondre, le commissaire s’était jeté dehors, dévalant les derniers mètres de la pente. Le jeune lieutenant pila, coupa le contact et braqua son regard. Dans l’éclaboussure des phares, il vit le flic qui courait à grandes enjambées, en hurlant :
— Fanny !
La jeune femme mettait un pied dans l’esquif. Niémans l’attrapa par le col et la tira à lui en un seul mouvement. Karim restait pétrifié, comme hypnotisé par ces deux silhouettes mêlées dans un ballet incompréhensible.
Il les vit s’enlacer — c’est du moins ce qu’il lui sembla. Il vit la femme rejeter la tête en arrière et se cambrer démesurément. Il vit Niémans se raidir, se voûter et dégainer. Un jet de sang déborda de ses lèvres et Karim comprit que la jeune femme venait de lui déchirer les entrailles d’un coup de cutter. Il perçut le bruit des détonations étouffées, le MR 73 de Niémans qui anéantissait sa proie, alors que ces deux êtres se tenaient toujours serrés dans un baiser de mort.
— NON !
Le cri de Karim s’étouffa dans sa gorge. Il courut arme au poing vers le couple qui chancelait au bord du lac. Il voulut crier une nouvelle fois. Il voulut accélérer, remonter le temps. Mais il ne put empêcher l’inévitable : Pierre Niémans et la femme tombèrent dans un bruissement glauque.
Il ne parvint au bord de l’eau que pour apercevoir les deux corps entraînés par le faible courant vers les confins. Formes souples et déliées, les cadavres enlacés dépassèrent bientôt les roches et disparurent dans la rivière qui se perdait vers la ville.
Le jeune flic resta immobile, hagard, à scruter le cours d’eau, à écouter le pétillement d’écume, qui murmurait derrière les rochers, au-delà du lac. Mais il sentit soudain, cauchemar qui ne finirait jamais, la lame d’un cutter qui lui piquait la gorge au point de lui entailler la chair.
Une main furtive passa sous son bras et s’empara de son Glock, glissé à gauche dans son baudrier.
— Je suis contente de te revoir, Karim.
La voix était douce. D’une douceur de petites pierres posées en cercle sur une sépulture. Karim, lentement, se retourna. Dans l’air atone, il reconnut aussitôt le visage ovale, le teint sombre, les yeux clairs, brouillés de larmes.
Il savait qu’il se trouvait devant Judith Hérault, le double parfait de la femme que Niémans avait appelée « Fanny ». La petite fille qu’il avait tant cherchée.
La petite fille devenue femme.
Bel et bien vivante.
60
— Nous étions deux, Karim. Nous avons toujours été deux.
Le flic dut s’y reprendre à plusieurs fois pour parler. Il murmura enfin :
— Raconte, Judith. Raconte-moi tout. Si je dois mourir, je veux savoir.
La jeune femme pleurait toujours, les deux mains serrées autour du Glock de Karim. Elle portait un ciré noir, un collant de plongée et un casque sombre vitrifié et ajouré, comme une main de laque posée sur sa tignasse virevoltante.
Sa voix s’éleva soudain, avec précipitation :
— A Sarzac, quand Maman a compris que les diables nous avaient retrouvées, elle a compris aussi qu’on n’en sortirait jamais… Que les diables seraient toujours à nos trousses et qu’ils finiraient par me tuer… Alors elle a eu une idée de génie… Elle s’est dit que la seule planque où ils n’iraient jamais me chercher, c’était dans l’ombre de ma sœur jumelle, Fanny Ferreira… Au cœur même de sa vie… Elle s’est dit qu’on devait vivre, ma frangine et moi, une seule existence, mais à deux, à l’insu de tous.
— Les autres parents étaient… de mèche ?
Judith éclata d’un léger rire, entre ses larmes.
— Mais non, imbécile… Fanny et moi, on avait eu le temps de se connaître, à la petite école Lamartine… On ne voulait plus se quitter… Alors ma petite sœur a tout de suite été d’accord… Nous allions vivre toutes les deux la vie d’une seule, dans le secret le plus total. Mais il fallait d’abord se débarrasser des tueurs, pour toujours. Il fallait les persuader que j’étais morte. Maman a tout mis en scène pour leur faire croire qu’on tentait de fuir de Sarzac… Alors qu’elle ne faisait que les guider vers son piège : l’accident de voiture…
Karim comprit que le piège avait fonctionné pour lui aussi, quatorze ans plus tard. Sa petite prétention de flic fulgurant lui claquait dans les doigts. S’il avait pu remonter, en quelques heures, la piste de Fabienne et de Judith Hérault, c’est simplement qu’il avait suivi un parcours fléché. Un parcours qui avait déjà servi à duper les vieux Caillois et Sertys, en 1982.
Judith poursuivait, comme si elle avait lu dans ses pensées :
— Maman vous a tous trompés. Tous ! Elle n’a jamais été une folle de Dieu… Elle n’a jamais cru à des diables… Elle n’a jamais voulu exorciser mon visage… Si elle a choisi une religieuse pour récupérer les photos, c’était pour qu’on repère mieux sa trace, tu piges ? Elle faisait semblant d’effacer notre piste, mais en réalité, elle creusait un sillon profond, évident, pour que les assassins nous suivent jusqu’à notre mise en scène finale… C’est pour ça aussi qu’elle a mis dans le coup Crozier, qui était aussi discret qu’un blindé dans un jardin anglais…
De nouveau Karim vit chaque indice, chaque détail qui lui avait permis de remonter la piste des deux femmes. Le toubib déchiré par le remords, le photographe corrompu, le prêtre saoulard, la sœur, le cracheur de feu, le vieux de l’autoroute… Tous ces personnages étaient les « cailloux blancs » de Fabienne Hérault. Les jalons qui devaient mener les pères Caillois et Sertys jusqu’au faux accident. Et qui avaient guidé Karim, en quelques heures, jusqu’à la station d’autoroute, point final du destin de Judith.
Karim tenta de se rebeller contre la manipulation :
— Caillois et Sertys n’ont pas suivi vos traces. Personne ne m’a parlé d’eux, durant mon enquête.