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— Ils étaient plus discrets que toi ! Mais ils ont suivi notre piste. Et on a eu chaud, crois-moi… Parce que, quand on a monté l’accident, Caillois et Sertys nous avaient repérées, et ils allaient nous tuer.

— L’accident… Comment avez-vous fait ?

— Maman a mis plus d’un mois à le préparer. Surtout le coup de main pour fracasser la bagnole contre le mur et s’en sortir indemne…

— Mais… le… le corps ? Qui était-il ?

Judith eut un petit rire sardonique. Karim songea aux barres de fer ensanglantées, aux bidons d’essence, aux flaques d’hémoglobine. Il comprit que Fanny avait dû seulement soutenir sa sœur dans la vengeance, mais que la véritable tortionnaire, c’était elle, Judith. Une folle. Une furie à garrotter, qui avait dû aussi tenter de tuer Niémans sur le pont de béton.

— Maman lisait tous les journaux de la région : les faits divers, les accidents, les notices nécrologiques… Elle écumait les hôpitaux, les cimetières. Il lui fallait un corps qui corresponde à ma taille et à mon âge. La semaine précédant l’accident, elle a exhumé un enfant enterré à cent cinquante kilomètres de chez nous. Un petit garçon. C’était parfait. Maman avait déjà décidé de déclarer officiellement ma mort au nom de « Jude », pour achever sa stratégie du mensonge. Et de toute façon, elle allait écraser le corps à toute puissance. L’enfant ne serait plus reconnaissable. Pas même son sexe.

Elle eut un rire absurde, étranglé de sanglots, puis poursuivit :

— Karim, faut que tu le saches… Du vendredi au dimanche, nous avons vécu avec le corps dans la maison. Un petit garçon mort dans un accident de mobylette, déjà pas mal amoché. On l’a placé dans une baignoire pleine de glace. Et on a attendu.

Une question traversa l’esprit de Karim.

— Crozier vous a aidées ?

— Tout du long. Il était comme possédé par la beauté de Maman. Et il pressentait que tout ce truc macabre, c’était pour notre bien. Alors, pendant deux jours, on a attendu. Dans notre petite maison de pierre. Maman jouait du piano. Elle jouait, jouait… Toujours la sonate de Chopin. Comme pour effacer ce cauchemar…

« Moi, je commençais à perdre la tête à cause de ce corps qui pourrissait dans la baignoire. Les lentilles de contact me faisaient mal aux yeux. Les touches de piano s’enfonçaient dans ma tête comme des clous. Mon cerveau éclatait, Karim… J’avais peur, tellement peur… Et puis, il y a eu la dernière épreuve…

— La… dernière épreuve ?

Judith, flamboyante de boucles et de fraîcheur, tendit brutalement son index dans un geste obscène. Un index surmonté d’un pansement.

— L’épreuve de la phalange. Tu dois savoir ça, petit flic : pour relever des empreintes digitales, les policiers utilisent toujours l’index de la main droite. Maman a sectionné ma phalange et l’a montée sur le doigt du cadavre, en s’aidant d’un pivot métallique, à l’intérieur des chairs. Ce n’était qu’une cicatrice de plus, sur une main couverte de sang et lacérée de partout. Maman l’avait tailladée exprès… Elle savait que ce détail passerait inaperçu dans l’ensemble des blessures. Et cette étape des empreintes était capitale, Karim. Pas pour les flics, le témoignage de Maman faisait foi. Mais pour les autres, les diables, qui possédaient peut-être mes empreintes, ou celles de Fanny, et qui allaient comparer avec leurs propres fiches… Maman m’a anesthésiée et opérée avec un couteau effilé. Je… je n’ai rien senti…

Le policier eut un flash. La main au pansement qui tenait son Glock, sous la pluie.

— Cette nuit, c’était toi ?

— Oui, petit sphinx, rit-elle. J’étais venue pour sacrifier Sophie Caillois, cette petite pute, folle amoureuse de son mec et qui n’a jamais osé dénoncer Rémy et les autres… J’aurais dû te tuer… (Des larmes éclaboussèrent ses paupières.) Si je l’avais fait, Fanny serait encore vivante… Mais je n’ai pas pu, pas pu…

Judith marqua un temps, papillotant des yeux sous son casque de cycliste. Puis elle reprit son chuchotement précipité :

— Aussitôt après l’accident, j’ai rejoint Fanny, à Guernon. Elle avait demandé à ses parents à vivre en internat, au dernier étage de l’école Lamartine… On n’avait que onze ans, mais on a pu vivre tout de suite à l’unisson… Je vivais sous les combles. J’étais déjà superdouée en alpinisme… Je rejoignais ma sœur, par les poutrelles, par les fenêtres… Une vraie araignée… Et personne ne m’a jamais aperçue…

« Les années ont passé. On se substituait dans toutes les situations, en cours, en famille, avec les copains, les copines. On partageait la nourriture, on échangeait les journées. On vivait exactement la même vie, mais à tour de rôle. Fanny, c’était l’intellectuelle : elle m’initiait aux livres, aux sciences, à la géologie. Moi, je lui apprenais l’alpinisme, la montagne, les rivières. A nous deux, on composait un personnage incroyable… Une espèce de dragon à deux têtes.

« Parfois, Maman venait nous voir, dans la montagne. Elle nous apportait des provisions. Elle ne nous parlait jamais de nos origines, ou des deux années vécues à Sarzac. Elle pensait que cette imposture était pour nous la seule façon de vivre heureuses… Mais moi, je n’avais pas oublié le passé. Je portais toujours sur moi une corde de piano. Et j’écoutais toujours la sonate en si bémol. La sonate du petit cadavre dans la baignoire… Quelquefois j’étais prise de fureurs sauvages… Rien qu’à serrer la corde de piano, je m’entaillais les doigts en profondeur. Je me souvenais alors de tout. De ma peur, à Sarzac, quand je jouais le rôle du petit garçon, des dimanches, près de Sète, où j’ai appris à cracher le feu, de la dernière nuit, où on m’a coupé le doigt.

« Maman n’a jamais voulu me donner le nom des tueurs, ces méchants qui nous poursuivaient et qui avaient écrasé mon père. Je lui faisais peur, même à elle… Je crois qu’elle avait compris que je tuerais, un jour ou l’autre, ces assassins… Ma vengeance n’attendait qu’une petite étincelle… Je regrette simplement que cette histoire de fiches soit apparue si tard, alors que les vieux Sertys et Caillois étaient déjà morts…

Judith se tut et braqua plus fermement son arme. Karim conservait le silence, et ce silence était une interrogation. Soudain, la jeune fille reprit en hurlant :

— Que veux-tu que je te dise d’autre ? Que Caillois a tout avoué, en nous suppliant ? Que leur dinguerie durait depuis des générations ? Qu’ils continuaient eux-mêmes à échanger les bébés ? Qu’ils comptaient nous marier, moi et Fanny, avec un de ces fins de race pourris de la fac ? Nous étions leurs créatures, Karim…

Judith se pencha.

— C’étaient des déments… Des fêlés sans retour, qui croyaient agir pour l’humanité en créant des souches génétiques parfaites… Caillois se prenait pour Dieu, avec son peuple en marche… Sertys, lui, élevait des rats par milliers dans l’entrepôt… Des rats qui représentaient la population de Guernon… Chaque rongeur portait le nom d’une famille, ça te dit quelque chose ? Tu comprends à quel point ils étaient givrés, ces salopards ? Et Chernecé complétait le tableau… Il disait que les iris du peuple supérieur brilleraient d’un éclat particulier, et qu’il serait la sentinelle absolue, au seuil du monde, celui qui brandirait à la face de l’humanité ces flambeaux en forme de pupilles…

Judith posa un genou au sol, le Glock toujours en direction de Karim, et baissa la voix.

— Avec Fanny, on leur a sacrément foutu les jetons, crois-moi… On a d’abord sacrifié le petit Caillois, le premier jour. Il nous fallait une vengeance à la hauteur de leur conspiration… Fanny a eu l’idée des mutilations biologiques… Elle disait qu’il fallait les détruire en profondeur, comme ils avaient détruit l’identité des enfants de Guernon… Elle disait aussi qu’il fallait éclater leur corps en plusieurs reflets, comme on casserait une carafe, avec plein d’éclats… Moi j’ai eu l’idée des lieux : l’eau, la glace, le verre. Et c’est moi qui ai fait le sale boulot… Qui ai fait parler le premier salopard, à coups de barre, de feu, de cutter…