— Venez avec moi, ordonna-t-elle.
Ils pénétrèrent à l’intérieur du gymnase. Dans la pénombre, Niémans aperçut des tapis de sol entassés, les ombres rectilignes de barres parallèles, de perches, de cordes à nœuds. Fanny commenta, en se dirigeant vers le mur de droite :
— C’est mon repaire. Pendant l’été, personne ne fout les pieds ici. Je peux entreposer mon matos.
Elle alluma une lampe-tempête, suspendue au-dessus d’une sorte d’établi. Sur la table se déployaient de nombreux instruments, des pièces métalliques, variant les pointes et les crans, décochant des reflets argentés ou des tons vifs. Fanny alluma une nouvelle cigarette. Niémans demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des broches, des mousquetons, des triangles, des poignées : du matériel d’alpinisme.
— Et alors ?
Fanny expira une nouvelle fois de la fumée, mais en simulant un hoquet à répétition.
— Et alors, monsieur le commissaire, un tueur qui posséderait ce genre de trucs et qui saurait s’en servir aurait pu monter le corps sans problème de la berge de la rivière.
Niémans croisa les bras et s’appuya contre le mur. Fanny garda sa cigarette aux lèvres et manipula les ustensiles. Ce geste anodin renforça le désir du policier. Cette fille lui plaisait en profondeur.
— Je vous l’ai dit, attaqua-t-elle : la paroi à cet endroit comporte des marches naturelles. Pour une personne connaissant l’alpinisme, ou même habituée au trekking, ce serait un jeu d’enfant de monter une première fois, sans le corps.
— Ensuite ?
Fanny saisit une poulie verte et fluorescente, constellée de petits orifices.
— Ensuite, vous fixez ça dans la roche, au-dessus de la niche.
— Dans la roche ! Comment ? Avec un marteau ? Ça doit prendre un temps fou, non ?
La femme déclara à travers les volutes de sa cigarette :
— Vos connaissances en alpinisme avoisinent le degré zéro, commissaire. (Elle saisit des pitons filetés sur le comptoir.) Voici des spits — des broches pour les rochers. Avec un perforateur comme celui-là (elle désignait une sorte de perceuse, noire et graisseuse), vous pouvez planter plusieurs spits dans n’importe quelle rocaille, en quelques secondes. Vous fixez vos poulies et vous n’avez plus qu’à hisser votre corps. C’est la technique qu’on utilise pour faire monter les sacs dans des endroits étroits ou difficiles.
Niémans fit une moue sceptique.
— Je ne suis pas monté là-haut mais, à mon avis, la niche est très étroite. Je ne vois pas comment le tueur aurait pu, arc-bouté dans cette faille, tirer le corps à la seule force de ses bras, sans aucun recul. Ou bien alors on revient au même profil de suspect : un colosse.
— Qui vous parle de le tirer de là-haut ? Pour hisser sa victime, l’alpiniste n’avait plus qu’une seule chose à faire : se laisser redescendre, de l’autre côté des poulies, pour faire contrepoids. Le corps serait monté tout seul.
Le policier comprit soudain la technique et sourit, face à l’évidence.
— Mais il faudrait que le tueur soit plus lourd que le mort, non ?
— Ou d’un poids égal : en vous lançant dans le vide, votre poids se renforce. Une fois le corps hissé, votre assassin aurait pu remonter rapidement, toujours le long des aspérités, pour encastrer sa victime dans cette faille théâtrale.
Le commissaire regarda encore une fois tous les pitons, vis et anneaux qui reposaient sur l’établi. Il songea au matériel d’un cambrioleur, mais un cambrioleur particulier : un perceur d’altitudes et de gravités.
— Combien de temps prendrait une telle opération ?
— Pour quelqu’un comme moi : moins de dix minutes.
Niémans acquiesça : un profil d’assassin se dessinait. Les deux interlocuteurs ressortirent. Le soleil filtrait à travers les nuages, frappant les cimes d’une clarté de cristal. Le policier demanda :
— Vous êtes professeur dans cette faculté ?
— Géologie.
— Mais encore ?
— J’enseigne plusieurs disciplines : la taxinomie des pierres, les dislocations tectoniques, la glaciologie aussi — l’évolution des glaciers.
— Vous paraissez très jeune.
— J’ai passé mon doctorat à vingt ans. Et j’étais déjà maître-assistante. Je suis la plus jeune diplômée de France. J’ai vingt-cinq ans aujourd’hui et je suis professeur titulaire.
— Une véritable bête de fac.
— C’est ça. Une bête de fac. Fille et petite-fille de professeurs émérites, ici, à Guernon.
— Vous appartenez donc à la confrérie ?
— Quelle confrérie ?
— Un de mes lieutenants a suivi ses études à Guernon. Il m’a expliqué que l’université possédait une élite à part, composée par les enfants des professeurs de la faculté…
Fanny oscilla de la tête dans un geste malicieux.
— Je dirais plutôt une grande famille. Les enfants dont vous parlez grandissent à la fac, dans l’enseignement, la culture. Ils obtiennent ensuite d’excellents résultats. Ça semble naturel, non ?
— Même dans les domaines sportifs ?
Elle haussa les sourcils.
— Ça, c’est l’air de la montagne.
Niémans poursuivit :
— Vous connaissiez sans doute Rémy Caillois. Comment était-il ?
Fanny répondit sans hésiter :
— Solitaire. Renfermé. Renfrogné même. Mais très brillant. Cultivé jusqu’au vertige. Une rumeur courait ici… On disait qu’il avait lu tous les livres de la bibliothèque.
— Vous pensez que cette rumeur était fondée ?
— Je ne sais pas. Mais il connaissait sa bibliothèque à fond. C’était son antre, son refuge, son terrier.
— Il était très jeune, lui aussi, non ?
— Il avait grandi dans cette bibliothèque. Son père était déjà le chef-bibliothécaire de la fac.
Niémans esquissa quelques pas.
— Je ne savais pas. Les Caillois appartenaient aussi à votre « grande famille » ?
— Certainement pas. Rémy était au contraire hostile. Malgré sa culture, il n’avait jamais obtenu les résultats qu’il escomptait. Je pense… enfin, je suppose qu’il nous jalousait.
— Quelle était sa spécialité ?
— Philosophie, je crois. Il achevait sa thèse.
— Sur quel sujet ?
— Aucune idée.
Le commissaire se tut. Il scruta les montagnes, de plus en plus ensoleillées. Elles ressemblaient à des géants éblouis.
— Son père, reprit-il, il est toujours vivant ?
— Non. Disparu, il y a quelques années. Un accident d’alpinisme.
— Rien de suspect de ce côté-là ?
— Qu’allez-vous chercher ? Il est mort dans une avalanche. Celle de la Grande Lance d’Allemond, en 93. Vous êtes bien un flic.
— Nous avons deux bibliothécaires alpinistes. Un père et un fils. Morts tous les deux dans les montagnes. La coïncidence mérite d’être soulignée, non ?
— Rien ne dit que Rémy a été tué dans les montagnes.
— C’est vrai. Mais il est parti le samedi matin pour une randonnée. Il a dû être surpris par le tueur dans les hauteurs. Peut-être que l’assassin connaissait son itinéraire et…
— Rémy n’était pas du genre à suivre un itinéraire classique. Ni à le révéler à d’autres. C’était un homme très… secret.
Niémans s’inclina.
— Je vous remercie, mademoiselle. Vous connaissez la formule : s’il vous revient un détail… Vous pouvez me contacter à l’un de ces numéros.
Niémans nota les coordonnées de son portable et d’une salle que le recteur lui avait allouée dans l’université — le policier préférait s’installer dans la faculté plutôt qu’à la gendarmerie. Il murmura :