Breffort était plus vilainement touché. Il avait un gros trou à la tête, et était inconscient.
« Il faut le soigner d’urgence, dit le chirurgien. J’ai tout ce qu’il faut chez votre oncle. »
Je regardai la maison. Elle avait assez bien résisté. Le toit manquait en partie, les fenêtres étaient crevées et les volets arrachés, mais le reste semblait intact. Portant Breffort et mon frère, nous entrâmes. À l’intérieur, les meubles renversés vomissaient leur contenu sur le plancher. Tant bien que mal, nous redressâmes la grande table, y étendîmes Breffort. Vandal aida Massacre.
Soudain, je m’aperçus que je ne m’étais pas, jusqu’alors, inquiété de mon oncle. La porte de l’observatoire était ouverte, mais rien ne bougeait.
« Je vais aller voir », fis-je, et je partis en boitant. Comme je contournais la maison, parut le jardinier, le père Anselme, que j’avais totalement oublié. Il saignait abondamment de la face. Je l’envoyai se faire soigner. Arrivé à l’observatoire, je montai l’escalier. La coupole était déserte, le grand télescope abandonné. Dans son bureau, Ménard rajustait ses lunettes d’un air étonné.
« Où est mon oncle ? » lui criai-je.
Tout en frottant ses verres avec son mouchoir, il me répondit:
« Quand c’est arrivé, ils ont voulu sortir, et je ne sais où ils sont. »
Je me ruai au-dehors, appelant:
« Mon oncle ! Michel ! Martine ! »
Un « ohé » me répondit. Derrière un éboulement de rochers, je trouvai mon oncle, assis, adossé à un bloc.
« Il a une cheville foulée, m’expliqua Martine.
— Et Michel ? »
Malgré les circonstances, j’admirai la rondeur d’une épaule, sous la robe déchirée.
« Il est allé chercher de l’eau à la source.
— Eh bien, mon oncle, comment expliquez-vous cela ?
— Que veux-tu que je te dise ? Je n’en sais rien. Comment vont les autres ? »
Je le mis au courant.
« Il va falloir descendre au village, voir ce qu’il en est là-bas, reprit-il.
— Malheureusement, le soleil se couche.
— Le soleil se couche ? Mais non, il se lève.
— Il se couche, mon oncle. Tout à l’heure, il était plus haut dans le ciel.
— Ah ! Tu veux parler de ce misérable petit lumignon de cuivre ? Regarde plutôt derrière toi ! »
Je me retournai, et vis un radieux soleil bleuté, derrière les montagnes écroulées. Il fallait se rendre à l’évidence: nous étions sur un monde qui possédait deux soleils.
Ma montre marquait 0 h 10.
DEUXIÈME PARTIE
LES ROBINSONS DE L’ESPACE
CHAPITRE I
LES DÉCOMBRES
Décrire l’avalanche de sentiments qui s’abattit alors sur moi, non, je ne le peux pas. Inconsciemment, malgré toute son étrangeté, j’avais assimilé la catastrophe aux normes terrestres: raz de marée, séismes, éruptions. Et je me trouvais soudain devant ce fait impossible, fou, mais réeclass="underline" j’étais sur un monde éclairé par deux soleils ! Non, je ne saurais dire l’affolement qui s’empara de moi. J’essayais de nier l’évidence.
« Mais … nous sommes pourtant sur Terre ! Voici la montagne, et l’observatoire, et le village en bas !
— Je suis certes assis sur un fragment de la Terre, répondit mon oncle. Mais, à moins que je ne sois assez ignare en astronomie pour ne pas connaître un fait de cette importance, notre système ne comporte qu’un seul soleil, et ici, il y en a deux.
— Mais alors, où sommes-nous ?
— Je n’en sais rien, te dis-je. Nous étions dans l’observatoire. Il a vacillé. J’ai pensé à un tremblement de terre, et nous sommes sortis, Martine et moi. Nous avons trouvé Michel dans l’escalier, et nous avons tous été projetés au-dehors. Nous avons perdu conscience, et n’avons rien vu.
— J’ai vu, moi, dis-je, frissonnant. J’ai vu les montagnes disparaître avec l’observatoire, dans une lueur livide. Puis je me suis retrouvé dehors, moi aussi, et l’observatoire était là, de nouveau !
— Dire que, sur quatre astronomes, nul n’a été témoin de ça, se lamenta-t-il.
— Michel a vu le début. Mais où est-il ? Il tarde bien …
— En effet, dit Martine. Je vais voir.
— Non, c’est à moi d’y aller. Mon oncle, par pitié, où pensez-vous que nous soyons ?
— Je te répète encore que je n’en sais rien. Mais à coup sûr, pas sur Terre. Ni même dans notre Univers, peut-être, ajouta-t-il, à mi-voix.
— Alors, la Terre ? C’est fini pour nous ?
— J’en ai bien peur ! Mais occupe-toi plutôt de retrouver Michel. »
J’avais à peine fait quelques pas que je le vis. Il était accompagné de deux hommes, l’un brun âgé de trente ans environ, l’autre rouquin, et de dix ans son aîné. Michel fit les présentations, ce qui me parut comique, étant donné les circonstances. C’étaient Simon Beuvin, ingénieur électricien, et Jacques Estranges, ingénieur métallurgiste, directeur de l’usine.
« Nous venions voir ce qui est arrivé, dit Estranges. Nous sommes descendus d’abord au village, où les équipes de secours se sont promptement organisées. Nous avons envoyé nos ouvriers en renfort. L’église est effondrée. La mairie a enseveli le maire et sa famille. Aux premiers rapports, il y aurait environ 50 blessés, dont quelques-uns assez gravement. Onze morts, en plus du maire et de sa famille. Mais la plupart des maisons ont tenu.
— Et chez vous ? demanda mon oncle.
— Peu de dégâts. Vous savez, ces maisons préfabriquées sont légères et font bloc. Quelques machines descellées à l’usine. Ma femme a quelques coupures peu profondes. C’est notre seul blessé, répondit Beuvin.
— Nous avons avec nous un chirurgien. Nous allons l’envoyer au village. »
Puis, se tournant vers Michel et moi-même:
« Aidez-moi, vous deux. Je vais aller à la maison. Martine, ramenez Ménard. Venez avec nous, messieurs. »
Quand nous arrivâmes à la maison, nous vîmes que Vandal et Massacre avait bien travaillé. Tout était de nouveau en ordre. Sur deux lits reposaient mon frère et Breffort. Massacre préparait sa trousse.
« Je vais aller voir en bas, dit-il. Il doit y avoir du travail pour moi.
— En effet, répondit mon oncle. Ces messieurs en viennent ; il y a beaucoup de blessés. »
Je m’assis à côté du lit de Paul.
« Comment cela va-t-il, vieux ?
— Bien. À peine un peu mal à la jambe.
— Et Breffort ?
— Bien aussi. Il a repris connaissance. C’est beaucoup moins grave qu’on ne pouvait le craindre.
— Alors, je descends au village, dis-je.
— C’est ça, dit mon oncle. Allez-y aussi, Michel, Martine, Vandal. Ménard et moi veillerons ici. »
Nous partîmes. Chemin faisant, je demandai aux ingénieurs.
« A-t-on idée de l’étendue de la catastrophe ?
— Non. Il faut attendre. Occupons-nous d’abord du village, et des quelques fermes voisines. Nous verrons plus loin, après. »
La rue principale était à peu près comblée par les maisons écroulées. Les autres rues, perpendiculaires, étaient presque intactes. Les dégâts atteignaient leur maximum à la place centrale, où la mairie et l’église n’étaient plus qu’un tas de décombres. Comme nous arrivions, on dégageait le corps du maire. Je remarquai parmi les sauveteurs un groupe dont l’action était mieux coordonnée. Au même moment, un homme s’en détacha, vint vers nous.