« Enfin, du renfort ! dit-il d’un ton joyeux. On en a besoin ! »
Il était jeune, vêtu d’une combinaison bleue. Moins grand que moi, il était puissamment bâti et devait posséder une force peu commune. Sous une chevelure noire, des yeux gris perçants brillaient dans un visage aux traits accusés. Je me sentis pour lui une sympathie que la suite des événements devait transformer en amitié.
« Où sont les blessés ? demanda Massacre.
— Dans la salle des fêtes. Vous êtes médecin ? Votre confrère ne se plaindra pas d’un coup de main !
— Je suis chirurgien.
— Ça, c’est une chance ! Hé, Jean-Pierre. Conduis le docteur à l’infirmerie !
— Je vais avec vous, dit Martine. Je vous aiderai. »
Michel et moi, nous nous joignîmes aux déblayeurs. Le jeune homme parlait aux ingénieurs avec animation. Il revint vers nous.
« Ce fut dur de les convaincre que leur premier travail consistait à nous fournir de l’eau et de l’électricité, si possible. Ils voulaient déblayer ! S’ils n’usent pas de leurs connaissances maintenant, quand le feront-ils ? Au fait, quels sont vos métiers ?
— Géologue.
— Astronome.
— Bon, cela peut être utile, plus tard. Pour le moment, il y a plus pressé. Au travail !
— Plus tard ? Que voulez-vous dire ?
— Je pense que vous devez savoir que nous ne sommes plus sur Terre ? Pas besoin d’être grand clerc pour s’en apercevoir ! Tout de même, c’est drôle. Hier, c’étaient eux qui me donnaient des ordres, et aujourd’hui, c’est moi qui ai fixé leur travail aux ingénieurs !
— Qui êtes-vous donc ? interrogea Michel.
— Louis Maurière, contremaître à l’usine. Et vous ?
— Lui, c’est Michel Sauvage, et moi, Jean Bournat.
— Vous êtes parent du vieux. C’est un chic type ! »
Tout en parlant, nous avions commencé à déblayer les ruines d’une maison. Deux ouvriers s’étaient joints à nous.
« Chut, fit Michel. J’entends quelque chose. »
De sous l’amas de décombres, de faibles appels sortaient.
« Dis, Pierre, demanda Louis à l’un des ouvriers, qui habitait là ?
— La mère Ferrier et sa fille, une belle gosse de seize ans. Attends. Je suis venu une fois chez elles. Ici, c’était la cuisine. Elles doivent être dans la chambre qui était là ! »
Il indiquait un pan de mur à demi écroulé. Michel se pencha, et cria dans les interstices:
« Tenez bon ! On arrive ! »
Nous écoutions tous, anxieux.
« Vite, vite, » répondit une voix jeune et angoissée. Rapidement, mais méthodiquement, nous creusâmes un tunnel dans les débris, étayant parfois avec les objets les plus invraisemblables: un balai, une boîte à ouvrages, un poste de radio. Une demi-heure après, les appels cessèrent. Nous continuâmes, avec une vitesse redoublée, prenant nos risques, et nous réussîmes à dégager à temps Rose Ferrier. Sa mère était morte. Si j’ai parlé en détails de ce sauvetage, parmi tant d’autres que nous réussîmes ou non ce jour-là, c’est que Rose devait plus tard jouer, bien involontairement, le rôle d’Hélène de Sparte, et fournir le prétexte de la première guerre sur Tellus.
Nous l’emportâmes à l’infirmerie, et comme nos estomacs criaient famine, nous nous assîmes et cassâmes la croûte. Le soleil bleu était à son zénith quand ma montre marqua 7 h 17. Il s’était levé vers 0 heure. Le jour bleu durait donc approximativement 14 h 30.
Tout l’après-midi, nous travaillâmes d’arrache-pied. Au soir, quand le soleil bleu se coucha derrière l’horizon de l’ouest, et que le soleil rouge minuscule se leva à l’est, aucun blessé n’était plus enseveli sous les ruines. Leur nombre total se montait à 81. On comptait 21 morts.
Autour du puits, tari d’ailleurs, un campement pittoresque se dressa. Des draps tendus sur des piquets servirent de tentes à ceux qui étaient sans abri. Louis en fit monter une pour les ouvriers qui avaient participé au sauvetage.
Nous nous assîmes devant une tente et fîmes un repas froid de viande et de pain, arrosé de vin rouge, qui me parut le meilleur de ma vie. Puis je poussai jusqu’à l’infirmerie, dans l’espoir, déçu, de voir Martine: elle dormait. Massacre était satisfait ; peu de cas étaient graves. Il avait fait descendre, sur des brancards, Breffort et mon frère. Tous deux allaient bien.
« Excusez-moi, je tombe de fatigue, me dit le chirurgien, et demain j’ai une opération à faire, qui sera délicate dans les circonstances où nous nous trouvons. »
Je retournai à la tente, et ne tardai pas à m’assoupir à mon tour sur une épaisse couche de paille. Je fus réveillé par un ronflement de moteur. Il faisait encore « nuit », c’est-à-dire ce demi-jour pourpre que vous connaissez sous le nom de « nuit rouge ». L’auto était derrière une maison écroulée. J’en fis le tour et vis mon oncle. Il était descendu aux nouvelles avec Vandal.
« Quoi de neuf ? Demandai-je.
— Rien. Faute d’électricité, la coupole est immobilisée. Je suis passé à l’usine. Estranges m’a dit qu’il ne fallait pas compter avoir du courant avant longtemps. Le barrage ne nous a pas suivis. Par ailleurs, je t’annonce que nous sommes sur une planète qui tourne sur elle-même en 29 heures, et dont l’axe est peu ou pas incliné sur le plan de son orbite.
— Comment sais-tu cela ?
— C’est simple. Le jour bleu a duré 14 h 30. Le soleil rouge a mis 7 h 15 pour atteindre le zénith. Donc la durée totale du nycthémère est de 29 heures. D’autre part, les jours et les nuits sont égaux, et nous ne sommes certes pas à l’équateur ; nous serions plutôt vers le 45°degré de latitude nord. J’en déduis donc que l’axe de la planète est très peu incliné, à moins que nous ne soyons tombés juste à l’équinoxe. Le soleil rouge est extérieur à notre orbite, et tourne probablement comme nous autour du soleil bleu. Nous sommes arrivés à un moment où les deux soleils et nous-mêmes sommes en opposition. Plus tard, nous devrons nous attendre à être éclairés parfois par les deux à la fois, ou par aucun. Il y aura donc des nuits noires, ou plutôt des nuits de lune.
— De la lune ? Il y en a une ?
— Regarde le ciel ! »
Je levai les yeux. Pâles dans le ciel rosé, il y en avait deux, une bien plus grosse que notre vieille lune terrestre, l’autre à peu près de sa taille.
« Tout à l’heure, il y en avait même trois, reprit mon oncle. La plus petite est déjà couchée.
— Quelle durée de « nuit » reste-t-il ?
— À peine une heure. À l’usine, on a vu quelques fermiers des environs. Il y a peu de victimes. Mais plus loin …
— Il faudrait y aller voir, dis-je. Je vais prendre ton auto avec Michel et Maurière. Il faut savoir jusqu’où s’étend notre territoire.
— Je viens avec vous, alors.
— Non, mon oncle. Tu as un pied foulé. Nous pouvons avoir une panne, être obligés de marcher. Nous allons faire un tour ultra-rapide. Plus tard …