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Ce qui nous surpris le plus fut la faible proportion de paysans élus. Peut-être, en ces circonstances étranges, les électeurs se portèrent-ils vers ceux qu’ils croyaient, de par leurs connaissances, capables de tirer parti de tout ; peut-être aussi se méfiaient-ils les uns des autres et avaient-ils préféré élire des hommes étrangers aux querelles du village.

Nous offrîmes donc la présidence à Charnier comme cela s’imposait. Il se récusa et, finalement, elle fut assurée, à tour de rôle, par le curé et l’instituteur. Le soir même, Louis, qui partageait une chambre avec Michel et moi, nous parla comme suit:

« Il faut que nous fassions bloc. Votre oncle marchera avec nous. Je crois que nous pouvons compter sur l’instituteur. Nous serons cinq, c’est-à-dire la majorité. Il nous faudra imposer nos vues, ce qui peut ne pas être toujours facile. Nous aurons l’appui des ouvriers, et même d’un certain nombre de villageois, peut-être des ingénieurs. Ce n’est pas par ambition personnelle que je parle, mais je crois sincèrement que nous sommes les seuls à savoir assez nettement ce qu’il faut faire pour diriger ce fragment de monde.

— En fait, dit Michel, tu nous proposes une dictature ?

— Une dictature ? Non, mais un gouvernement fort.

— Je ne vois pas très bien la différence, dis-je, mais je pense que c’est nécessaire, en effet. Nous aurons de l’opposition …

— Le curé … commença Michel.

— Pas nécessairement, coupa Louis. Il est intelligent, et comme nous laisserons complètement de côté la question religieuse … Nous pouvons même le prendre avec nous. Les paysans ? Ils auront autant de terre qu’ils pourront en cultiver. Il n’y a rien, dans le collectivisme très modéré que j’envisage, limité aux industries, qui puisse les inquiéter. Non, les difficultés viendront plutôt de l’esprit routinier. Tout au moins pour le proche avenir. Plus tard, dans quelques générations, le problème pourra être tout autre. Aujourd’hui, il s’agit de vivre. Et si nous commençons à nous manger le foie ou à laisser le désordre s’établir …

— Soit, je marche.

— Moi aussi, dit Michel. Si l’on m’avait prédit que je ferais parti un jour d’un directoire ! »

La première réunion du Conseil fut consacrée à la distribution des « portefeuilles ».

« Commençons par l’Éducation nationale, dit Michel. Je propose que M. Bournat soit notre ministre. Nous ne devons, à aucun prix, laisser perdre notre héritage. Chacun de nous, les « savants », devra choisir parmi les élèves de l’école ceux qui nous paraîtront les plus aptes. Nous leur enseignerons d’abord le côté pratique de nos sciences respectives. Le côté théorique sera enseigné aux sujets d’élite, s’il s’en trouve. Il nous faudra aussi composer des livres, pour compléter la bibliothèque de l’observatoire, heureusement vaste et éclectique, et celle de l’école.

— Très bien, dit Louis. Je propose l’industrie pour M. Estranges, l’Agriculture pour M. Charnier. Toi, Jean, tu prends les Mines, poste très important. M. le curé aura la Justice de paix, M. l’instituteur les Finances, puisque l’étude de l’économie politique était son passe-temps. Il faut maintenir une monnaie, un moyen d’échanges quelconque.

— Et moi ? demanda Michel.

— Toi, tu prendras la Police.

— Moi, flic ?

— Oui. Tu auras un poste difficile: recensements, réquisitions, ordre public, etc. Tu es populaire, cela t’aidera.

— Je ne le resterai pas longtemps ! Et toi, que prends-tu ?

— Attends. Marie Presle s’occupera de la Santé publique, assistée par le docteur Massacre et le docteur Julien. Pour moi, je prends, si vous le voulez bien, l’Armée.

— L’Armée ? Pourquoi pas la Flotte ?

— Qui sait ce que cette planète nous réserve ? Et je serai bien étonné si le sinistre individu du château ne fait pas bientôt des siennes ! »

Louis ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, une affiche, imprimée, était collée en multiples exemplaires sur nos murs. Elle portait:

Villageois et paysans. Un soi-disant comité de salut public a pris le pouvoir, sous une apparence de démocratie. Que comprend ce conseil ? Cinq étrangers sur neuf membres ! Un ouvrier, trois intellectuels, un ingénieur, un instituteur ! Cela fait six voix contre trois voix paysannes et celle de M. le curé, entraîné malgré lui dans cette aventure. Que peuvent comprendre ces gens à vos légitimes aspirations ? Qui au contraire mieux que moi, grand propriétaire terrien, saurait les partager ? Mettez-vous de mon côté, balayez cette clique ! Venez me rejoindre au Vallon.

Et c’était signé: Joachim Honneger.

Louis chanta victoire.

« Je vous l’avais bien dit ! Il faut prendre des mesures. »

La première fut de réquisitionner toutes les armes et de les distribuer à une garde choisie parmi les éléments sûrs. Elle se monta à cinquante hommes et fut placée sous le commandement de Simon Beuvin, lieutenant de réserve. Cet embryon d’armée, muni de fusils disparates, était cependant une force de police appréciable.

Vers la même époque se plaça la confirmation de notre solitude. Les ingénieurs, aidés par Michel et mon oncle, réussirent à monter un poste émetteur assez puissant, Radio-Tellus. Nous avions nommé notre nouveau monde Tellus, en souvenir de la Terre, dont c’était le nom latin. La plus grosse lune fut Phébé, la deuxième Séléné, et la troisième Artémis. Le soleil bleu fut Hélios, le rouge Sol. C’est sous ces noms que vous les connaissez.

C’est avec émotion que Simon Beuvin lança les ondes dans l’espace. Quinze jours de suite, nous répétâmes l’expérience, sur une gamme très variée de longueurs d’ondes. Aucune réponse ne vint. Comme le charbon était rare, nous espaçâmes nos appels, n’en lançant plus qu’un seul par semaine. Il fallut se résigner: autour de nous, il n’y avait que la solitude. Peut-être quelques petits groupes sans T.S.F.

CHAPITRE III

LES HYDRES

À part d’autres affiches, du même style, aussitôt lacérées, Honneger ne s’était plus manifesté. Nous ne pûmes prendre les colleurs d’affiches sur le fait. Mais le châtelain devait bientôt nous rappeler son existence de façon tragique. Vous vous souvenez de Rose Ferrier, la jeune fille que nous avions dégagée des ruines de sa maison, le premier jour ? Quoique toute jeune — elle avait alors seize ans — c’était la plus jolie fille du village. L’instituteur nous avoir avertis qu’avant le cataclysme, Charles Honneger avait beaucoup tourné autour d’elle. Une nuit rouge, nous fûmes réveillés par des coups de feu. Michel et moi bondîmes hors du lit, précédés pourtant par Louis. À peine sortis, nous nous heurtâmes à des gens affolés, courant dans le demi-jour pourpre. Revolver en main, nous courûmes en direction du bruit. Le piquet de garde était déjà là, et nous entendîmes les coups de leurs fusils de chasse, mêlés au claquement de la Winchester du père Boru, engagé dans l’armée comme sergent. Une lueur s’éleva, grandit: une maison brûlait. La bataille semblait confuse. Comme nous débouchions sur la place du puits, des balles sifflèrent à nos oreilles, suivies du déchirement d’une arme automatique: les assaillants avaient des mitraillettes ! En rampant, nous rejoignîmes le père Boru.