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— Comment dois-je l’appeler, alors ?

— Comme vous le faites pour moi, en employant son nom donné d’identification. Ce n’est après tout qu’un son indiquant la personne à qui vous vous adressez et pourquoi un son serait-il préférable à un autre ? Ce n’est qu’affaire de convention. Et puis aussi, à Aurora, on n’a pas l’habitude d’employer l’initiale « R », sauf dans des conditions officielles quand le nom complet du robot s’impose, et même alors, de nos jours, l’initiale est le plus souvent omise.

— Dans ce cas, Daneel… (Baley réprima une soudaine envie de dire R. Daneel.) Comment distingue-t-on les robots des êtres humains ?

— La distinction est généralement évidente, camarade Elijah. Il semble n’y avoir nul besoin de la souligner inutilement. Du moins c’est le point de vue aurorain et comme vous avez demandé à Giskard des films sur Aurora, je présume que vous souhaitez vous familiariser avec tout ce qui est aurorain, pour vous aider dans la tâche que vous avez entreprise.

— La tâche qu’on m’a imposée, oui. Et si la distinction entre robot et être humain n’est pas évidente, comme dans ton cas, Daneel ?

— Alors pourquoi faire la distinction, à moins que la situation soit telle qu’il devienne indispensable de la faire ?

Baley respira profondément. Il se dit qu’il aurait du mal à s’adapter à cette habitude des Aurorains de faire comme si les robots n’existaient pas.

— Mais, dit-il, si Giskard n’est pas ici pour me garder prisonnier, pourquoi monte-t-il la garde devant la porte ?

— C’est conforme aux instructions du Dr Fastolfe, camarade Elijah. Giskard est là pour vous protéger.

— Contre qui ? Contre quoi ?

— Le Dr Fastolfe n’a pas été précis sur ce point, camarade Elijah. Cependant, les passions humaines sont échauffées à cause de l’affaire de Jander Panell…

— Jander Panell ?

— Le robot dont l’utilité s’est achevée.

— Autrement dit, le robot qui a été tué.

— Tué, camarade Elijah, est un mot généralement appliqué aux êtres humains.

— Mais tu me dis qu’à Aurora, on évite de faire la distinction entre robots et humains. Alors ?

— C’est vrai. Néanmoins, la possibilité d’une distinction ou d’un manque de distinction dans le cas particulier d’une terminaison de fonctionnement est une question qui ne s’est jamais posée, que je sache. J’ignore quelles sont les règles.

Baley réfléchit un moment. Dans le fond, ça n’avait pas grande importance, ce n’était qu’une simple question de sémantique. Malgré tout, il voulait sonder la manière de penser des Aurorains, autrement il n’aboutirait à rien.

Il parla lentement :

— Un être humain qui fonctionne est vivant. Si cette vie est violemment supprimée par l’action volontaire d’un autre être humain, nous appelons cela « meurtre » ou « homicide ». « Meurtre » est le mot le plus fort. Si l’on était témoin, brusquement, de la tentative de suppression violente de la vie d’un être humain, on crierait « Au meurtre ! ». Il n’est pas du tout probable que l’on s’écrierait « A l’homicide ! ». Celui-là, c’est le mot plus officiel, moins émotif.

— Je ne comprends pas la distinction que vous faites, camarade Elijah. Puisque « meurtre » et « homicide » sont tous deux employés pour définir la terminaison violente de la vie d’un être humain, les deux mots devraient être interchangeables. Où est donc la distinction ?

— Des deux, le premier que l’on hurle glacera plus efficacement le sang d’un être humain que le second, Daneel.

— Pourquoi ?

— Question de définition, d’association d’idées ; l’effet subtil, non d’une définition de dictionnaire, mais d’années d’usage ; la nature des phrases, des conditions et des événements, le contexte dans lequel on a entendu ou prononcé un mot plutôt qu’un autre.

— Il n’y a rien de tout cela dans ma programmation, avoua Daneel avec une curieuse nuance d’embarras dans le manque d’émotion apparent de son élocution (le même manque d’émotion de tous ses propos).

— Acceptes-tu de me croire sur parole, Daneel ? Daneel répondit vivement, presque comme si l’on venait de lui donner la clef de l’énigme.

— Sans le moindre doute.

— Bien. Dans ce cas, nous pouvons dire qu’un robot qui fonctionne est vivant, déclara Baley. Beaucoup de gens refuseraient peut-être d’élargir jusque-là le sens du mot, mais nous sommes libres d’imaginer des définitions à notre convenance, quand c’est utile. Il est facile de dire qu’un robot qui fonctionne est vivant, et ce serait inutilement compliqué de chercher à inventer un nouveau mot pour son état, ou d’éviter d’employer celui qui est connu et commode. Toi, par exemple, tu es vivant, Daneel, n’est-ce pas ?

Daneel murmura lentement, avec componction :

— Je fonctionne !

— Ecoute. Si un écureuil est vivant, ou une puce, un arbre, un brin d’herbe, pourquoi pas toi ? Je ne pourrais jamais dire, ou penser, que je suis vivant mais que tu fonctionnes simplement, surtout si je dois vivre à Aurora pendant un moment, en m’appliquant à ne faire aucune distinction entre un robot et moi-même. Par conséquent, je te dis que nous sommes tous deux vivants et je te demande de me croire sur parole.

— C’est ce que je ferai, camarade Elijah.

— Et pourtant, pouvons-nous dire que l’achèvement de la vie robotique par l’acte violent et volontaire d’un être humain est aussi un « meurtre »? Nous pourrions hésiter. Si le crime est le même, le châtiment devrait être le même mais est-ce que ce serait juste ? Si la peine pour le meurtre d’un être humain est la mort, devrait-on réellement exécuter un être humain qui a mis fin à un robot ?

— Le châtiment d’un meurtrier est la psychosonde, camarade Elijah, suivie par la construction d’une nouvelle personnalité. C’est la structure personnelle de l’esprit qui a commis le crime, pas la vie du corps.

— Et quel est à Aurora le châtiment pour avoir mis fin violemment au fonctionnement d’un robot ?

— Je ne sais pas, camarade Elijah. Un tel incident ne s’est jamais produit à Aurora, à ma connaissance.

— Je soupçonne que le châtiment ne serait pas la psychosonde, dit Baley. Que penses-tu de « roboticide »?

— Roboticide ?

— Comme terme employé pour définir le meurtre d’un robot.

— Mais quel serait le verbe dérivé du nom, camarade Elijah ? On ne dit jamais « homicider », et il serait donc impropre de dire « roboticider ».

— Tu as raison. Il faudrait dire assassiner dans chaque cas.

— Mais l’assassinat s’applique uniquement aux êtres humains ; par exemple, on n’assassine pas un animal.

— C’est vrai, reconnut Baley. Et l’on n’assassine pas un être humain par accident, seulement par acte délibéré. Le terme le plus général est « tuer ». Cela s’applique à la mort accidentelle aussi bien qu’au meurtre prémédité, et ça s’applique aussi bien aux animaux qu’aux êtres humains. Même un arbre peut être tué par la maladie, alors pourquoi un robot ne peut-il être tué, hein, Daneel ?

— Les êtres humains et les autres animaux, les plantes également, camarade Elijah, sont tous des choses vivantes, répliqua Daneel. Un robot est un appareil humain, tout comme cette visionneuse. Un appareil est détruit, endommagé, démoli, et ainsi de suite. Il n’est jamais tué.

— Néanmoins, je dirai « tué ». Jander Panell a été tué.

— Qu’est-ce que la différence d’un mot peut changer à la chose décrite ?

— Ce que nous appelons une rose, avec tout autre nom aurait un aussi doux parfum. C’est ça, Daneel ? Daneel hésita puis répondit :