— Oui, camarade Elijah, je suis au courant. Je crois qu’il n’y aura personne d’autre.
— Eh bien, dans ce cas, dit Baley en commençant à mettre ses sous-vêtements, lentement pour ne pas commettre d’erreurs qui nécessiteraient de faire appel à Daneel, parle-moi du Président. Je sais, d’après mes lectures, qu’il est à Aurora l’équivalent d’un chef d’Etat. Mais j’ai cru comprendre, d’après ces mêmes lectures, que cette fonction est purement honorifique. Il n’a aucun pouvoir, semble-t-il.
— Je crains, camarade Elijah…
Giskard interrompit Daneel :
— Monsieur, je suis plus au courant de la situation politique sur Aurora que ne l’est l’Ami Daneel. Je fonctionne depuis beaucoup plus longtemps. Voulez-vous que je réponde à votre question ?
— Certainement, Giskard. Je t’écoute.
— Initialement, lorsque le gouvernement d’Aurora a été constitué, commença Giskard sur un ton didactique, comme si une cassette d’information se dévidait méthodiquement, il était entendu que le chef de l’Etat n’accomplirait que des devoirs officiels, cérémoniels. Il devait accueillir les dignitaires des autres mondes, ouvrir toutes les sessions de la Législature, présider à ses délibérations et ne voter qu’en cas de scrutin égal, pour départager les parties. Après la Controverse Fluviale, cependant…
— Oui, j’ai lu tout ça, dit Baley. Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails.
— Bien, monsieur. Donc, après la Controverse Fluviale, il y a eu un consensus pour ne plus jamais permettre à la controverse de mettre en péril la société auroraine. Par conséquent, la coutume s’est instaurée de régler toutes les querelles en privé et pacifiquement, en dehors de la Législature. Quand les législateurs passent au vote, c’est après s’être mis d’accord, si bien qu’il y a toujours une importante majorité, d’un côté ou de l’autre.
» Le personnage clef, dans le règlement des disputes, est le Président de la Législature. Il est considéré comme au-dessus des partis et ses pouvoirs, bien qu’entièrement théoriques, sont considérables en pratique. Mais ils ne durent qu’aussi longtemps qu’il reste impartial. Le Président conserve donc jalousement son objectivité et, tant qu’il réussit à le faire, c’est lui qui prend généralement la décision qui règle toute controverse dans un sens ou un autre.
— Tu veux dire que le Président m’écoutera, écoutera Fastolfe et Amadiro, et prendra ensuite une décision ?
— Probablement. D’autre part, monsieur, il peut rester indécis et faire appel à d’autres témoignages, exiger un temps de réflexion, ou les deux à la fois.
— Et si le Président prend une décision, est-ce qu’Amadiro la respectera si elle s’oppose à lui, ou Fastolfe si elle s’oppose à lui ?
— Ce n’est pas une nécessité absolue. Il y a presque toujours des gens qui n’acceptent pas la décision du Président et le Dr Amadiro comme le Dr Fastolfe sont deux hommes volontaires et obstinés, à en juger par leur conduite. La plupart des législateurs, cependant, accepteront la décision du Président, quelle qu’elle soit. Le Dr Amadiro ou le Dr Fastolfe, suivant que la décision du Président aille à l’encontre des vœux de l’un ou de l’autre, sera alors certain de se trouver une petite minorité lorsqu’on passera au vote.
— Tout à fait certain, Giskard ?
— Presque. Le mandat du Président est ordinairement de trente ans, avec la possibilité d’être renouvelé par la Législature pour trente ans de plus. Si, toutefois, le vote devait aller à l’encontre de la recommandation du Président, il serait forcé de démissionner tout de suite et il y aurait une crise gouvernementale, pendant que la Législature lui cherche un remplaçant, dans un climat d’aigres querelles. Peu de législateurs sont prêts à prendre ce risque et les chances d’obtenir une majorité contre le Président, alors qu’une crise peut en résulter, sont pratiquement nulles.
— Dans ce cas, dit Baley avec inquiétude, tout dépend de la conférence de ce matin.
— C’est fort probable.
— Merci, Giskard.
Préoccupé, Baley mit de l’ordre dans ses pensées. Il lui semblait avoir des raisons d’espérer, mais il n’avait pas la moindre idée de ce que dirait Amadiro, et il ne savait pas du tout comment était le Président. C’était Amadiro qui avait organisé cette réunion et il devait être assez sûr de lui.
Baley se rappela alors qu’une fois de plus, alors qu’il s’endormait avec Gladïa dans ses bras, il avait vu – ou cru voir – la signification de tous les événements d’Aurora. Tout lui avait paru clair, évident, certain. Et une fois de plus, l’illumination avait disparu sans laisser de traces.
Et, avec cette pensée, ses espoirs s’envolaient aussi.
70
Daneel conduisit Baley dans la pièce où le petit déjeuner était servi, plus intime qu’une salle à manger ordinaire. Elle était très simple, sans autres meubles qu’une table et deux chaises. Quand Daneel se retira, il ne se plaça pas dans une niche. Il n’y avait d’ailleurs pas de niches et, pendant un moment, Baley se trouva seul – entièrement seul – dans la pièce.
Non, il n’était pas entièrement seul, il en était certain. Il devait y avoir des robots à portée de voix. Malgré tout, c’était une pièce pour deux ; une pièce sans robots ; une pièce (l’idée fit hésiter Baley) pour des amants.
Sur la table, il y avait deux piles de grosses crêpes mais qui ne sentaient pas la crêpe, tout en ayant quand même une bonne odeur. Elles étaient flanquées de deux récipients contenant quelque chose qui ressemblait à du beurre fondu et il y avait un pichet d’une boisson chaude (que Baley avait déjà goûtée et n’aimait pas beaucoup) qui remplaçait le café.
Gladïa arriva, habillée assez strictement, les cheveux brillants, bien coiffés. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, avec un demi-sourire.
— Elijah ?
Baley, surpris de cette apparition soudaine, se leva d’un bond.
— Comment allez-vous, Gladïa ? demanda-t-il en bafouillant un peu.
Elle n’y prit pas garde. Elle paraissait gaie, insouciante.
— Si l’absence de Daneel vous inquiète, vous avez tort, dit-elle. Il est en sécurité. Quant à nous…
Elle s’approcha et leva lentement une main vers la joue de Baley comme elle l’avait fait sur Solaria. Elle rit, légèrement.
— C’est tout ce que j’ai fait alors, Elijah. Vous vous souvenez ?
Il hocha la tête en silence.
— Avez-vous bien dormi, Elijah ?… Mais asseyez-vous donc, chéri.
Il se rassit.
— J’ai très bien dormi… Merci, Gladïa.
Il hésita, avant de renoncer à employer des mots tendres.
— Ne me remerciez pas. J’ai passé ma meilleure nuit depuis des semaines, et je n’aurais pas si bien dormi si je n’avais pas quitté ce lit avant d’être sûre que vous dormiez profondément. Si j’étais restée – comme je le voulais –, je vous aurais agacé avant que la nuit soit finie et vous n’auriez pas profité de votre repos.
Il comprit la nécessité d’être galant.
— Il y a des choses plus importantes que le repos, Gladïa, dit-il, mais sur un ton si protocolaire qu’elle rit encore.
— Pauvre Elijah ! Vous êtes embarrassé.
Il fut d’autant plus gêné qu’elle s’en apercevait. Il s’était préparé à de la contrition, du dégoût, de la honte, à une indifférence affectée, à des larmes… à tout sauf à cette attitude franchement érotique.
— Allons, ne souffrez pas tant, dit-elle. Vous avez faim. Vous n’avez pratiquement rien mangé hier soir. Il faut emmagasiner des calories, vous vous sentirez plus en forme.