— Vous voulez dire que chacun a un seul ou une seule partenaire ?
— Non, avoua Baley. Pour être tout à fait franc, ça ne se passe pas toujours ainsi. Mais on prend soin de garder ces irrégularités suffisamment discrètes pour que tout le monde… que tout le monde puisse…
— Faire comme si elles n’existaient pas ?
— Eh bien, oui. Mais dans notre cas…
— Ce serait tellement public que personne ne pourrait feindre de n’en rien savoir et votre femme serait très fâchée contre vous. Elle vous frapperait ?
— Non, elle ne me frapperait pas, mais elle serait humiliée, ce qui est pire. Je serais humilié aussi, ainsi que mon fils. Ma situation sociale en souffrirait et… Gladïa, si vous ne comprenez pas, bon, vous ne comprenez pas, mais promettez-moi de ne pas parler librement de cela, comme le font les Aurorains.
Baley se rendait compte qu’il avait une attitude assez piteuse. Gladïa le considéra d’un air songeur.
— Je ne voulais pas vous taquiner, Elijah. Vous avez été bon pour moi et je ne voudrais, pas être méchante avec vous mais… (elle leva les mains et les laissa retomber, d’un geste résigné)… mais que voulez-vous… Vos coutumes terriennes sont ridicules.
— Sans aucun doute. Cependant, je dois les observer, comme vous avez observé les coutumes solariennes.
— Oui, reconnut-elle, la figure assombrie par ce souvenir. Pardonnez-moi, Elijah. Je vous fais des excuses. Réellement et sincèrement. Je veux ce que je ne peux pas avoir, et je m’en prends à vous.
— Ça ne fait rien.
— Si. Je vous en prie, Elijah, laissez-moi vous expliquer quelque chose. J’ai l’impression que vous ne comprenez pas ce qui s’est passé hier soir. Croyez-vous que vous serez encore plus embarrassé si je vous l’explique ?
Baley se demanda ce que Jessie éprouverait et ce qu’elle ferait si elle pouvait entendre cette conversation. Il savait très bien qu’il ferait mieux de se préoccuper de sa confrontation avec le Président, qui n’allait pas tarder, et non de son dilemme conjugal, qu’il devait penser au danger de la Terre et non à celui de sa femme, mais à la vérité, il ne pouvait penser qu’à Jessie.
— Je serai probablement embarrassé, dit-il, mais expliquez toujours…
Gladïa déplaça sa chaise, sans appeler un robot de son personnel pour le faire. Baley attendit, nerveusement.
Elle plaça la chaise tout à côté de lui, en sens inverse, pour lui faire face en s’asseyant. En même temps, elle posa sa petite main dans la sienne et il la pressa machinalement.
— Vous voyez, dit-elle, je ne crains plus le contact. Je n’en suis plus au stade où je pouvais tout juste effleurer un instant votre joue.
— C’est possible, mais cela ne vous apporte pas ce que vous a apporté ce bref frôlement, il y a deux ans, n’est-ce pas, Gladïa ?
— Non. Ce n’est pas la même chose, mais ça me plaît quand même. Je pense que c’est un progrès, réellement. D’être si profondément bouleversée par un simple contact fugace, c’était bien la preuve que je menais depuis bien longtemps une vie anormale. Maintenant, ça va mieux. Puis-je vous expliquer en quel sens ? Ce que je viens de dire n’est que le prologue.
— Je vous écoute.
— J’aimerais que nous soyons au lit et qu’il fasse noir. Je parlerais plus librement.
— Nous sommes assis et il fait jour, Gladïa, mais je vous écoute.
— Oui… A Solaria, Elijah, il n’y a pour ainsi dire pas de rapports sexuels. Vous le savez.
— Oui.
— Je n’ai jamais vraiment su ce que c’était. Deux fois, seulement deux, mon mari s’est approché de moi par devoir. Je ne vous décrirai pas la scène, mais j’espère que vous me croirez si je vous dis que, lorsque j’y pense maintenant avec le recul, c’était pire que rien.
— Je n’en doute pas.
— Mais je savais ce que c’était. J’avais lu des descriptions dans des livres. J’en avais parlé, parfois, avec d’autres femmes, qui prétendaient toutes que c’était un horrible devoir que devaient subir les Solariennes. Si elles avaient des enfants, jusqu’à la limite de leur quota, elles disaient toutes qu’elles étaient enchantées de ne plus avoir à s’y soumettre.
— Et vous les avez crues ?
— Naturellement. Je n’avais jamais entendu dire autre chose, et les rares récits non solariens que j’avais lus étaient dénoncés, traités de fantaisies, de mensonges. Je croyais cela aussi. Mon mari a découvert des livres que je possédais, il les a appelés de la pornographie et il les a brûlés. Et puis aussi, vous savez, les gens peuvent se convaincre de n’importe quoi. Les Solariennes étaient certainement sincères et méprisaient ou détestaient réellement les rapports sexuels. Elles me paraissaient en tout cas sincères et ça me donnait l’impression d’être terriblement anormale, parce que j’étais curieuse de ces choses-là et… et parce que j’éprouvais des sensations bizarres que je ne comprenais pas.
— A ce moment-là, vous n’avez pas cherché à utiliser des robots pour calmer vos ardeurs, d’une façon ou d’une autre ?
— Non, cette idée ne m’est même pas venue. Ni mes mains ni aucun objet inanimé. On chuchotait que cela se faisait parfois, mais avec une telle horreur ou prétendue horreur, que pour rien au monde je ne me serais permis une chose pareille. Naturellement, je faisais des rêves et, parfois, quelque chose me réveillait qui, lorsque j’y pense maintenant, devait être un début d’orgasme. Je n’y ai jamais rien compris, bien entendu, et je n’osais pas en parler. J’en avais affreusement honte. J’étais même terrifiée par le plaisir que j’y prenais. Et puis je suis venue sur Aurora.
— Vous me l’avez dit. Mais les rapports avec les Aurorains n’ont pas été satisfaisants.
— Non. Ils me faisaient penser que les Solariens avaient raison, après tout. Que les rapports sexuels n’étaient pas du tout comme mes rêves. C’est seulement avec Jander que j’ai compris. Ce n’est pas comme les rapports sexuels qu’on a à Aurora. C’est… c’est une chorégraphie, ici. Chaque stade est dicté par la mode, par la méthode d’approche, du début jusqu’à la fin. Il n’y a rien d’inattendu, rien de spontané. A Solaria, comme il n’y a pas de sexualité, rien n’est donné ou reçu. Et à Aurora, tout est tellement stylisé que, finalement, rien n’est donné ni reçu non plus. Comprenez-vous ?
— Je ne sais pas, Gladïa, puisque je n’ai jamais eu de rapports avec une Auroraine. Et je n’ai jamais été un Aurorain. Mais il n’est pas nécessaire de donner des explications. J’ai une vague idée de ce que vous voulez dire.
— Vous êtes terriblement gêné, n’est-ce pas ?
— Pas au point de ne pouvoir vous écouter.
— Et puis j’ai connu Jander et j’ai appris à me servir de lui. Ce n’était pas un homme aurorain. Son seul but, son seul but possible, était de me plaire. Il donnait et je prenais, et pour la première fois j’ai vécu les rapports sexuels comme ils doivent l’être. Cela, vous le comprenez ? Pouvez-vous imaginer ce que c’est de s’apercevoir soudain qu’on n’est pas folle, ni anormale, ni perverse, ni même dans son tort, simplement… mais de savoir que l’on est une femme et que l’on a un partenaire sexuel ?
— Je pense pouvoir l’imaginer.
— Ensuite, après une période si brève, se voir privée de tout… Je pensais… Je pensais que c’était la fin. J’étais condamnée, maudite. Jamais plus, durant des siècles de vie, je ne connaîtrais de nouveau des rapports sexuels satisfaisants. Ne jamais avoir connu cela, c’était déjà assez grave. Mais l’avoir connu, contre toute attente, et ensuite tout perdre brusquement, se retrouver sans rien… Ça, c’était intolérable ! Vous voyez donc combien cette nuit a été importante.