Il avait déjà fait quelques pas vers la porte quand Gladïa se précipita et le prit dans ses bras.
— Attendez, Elijah !
Il hésita, puis il baissa la tête pour l’embrasser. Pendant un long moment, ils restèrent enlacés.
— Est-ce que je vous reverrai, Elijah ?
— Je ne sais pas, répondit-il tristement. Je l’espère.
Sur ce, il partit à la recherche de Daneel et de Giskard, pour qu’ils prennent les dispositions nécessaires en vue de la prochaine confrontation.
71
La tristesse de Baley persista, alors qu’il traversait la pelouse immense pour se rendre à l’établissement du Dr Fastolfe.
Les robots marchaient à sa droite et à sa gauche. Daneel paraissait tout à fait à l’aise mais Giskard, fidèle à sa programmation et apparemment incapable de l’oublier, surveillait attentivement tout ce qui les entourait.
— Comment s’appelle le Président de la Législature, Daneel ? demanda Baley.
— Je ne sais pas, camarade Elijah. Chaque fois qu’il a été question de lui devant moi, on disait simplement « le Président ». En s’adressant à lui, on l’appelle « monsieur le Président ».
— Il s’appelle Rutilan Horder, monsieur, dit Giskard, mais ce nom n’est jamais mentionné officiellement. On emploie uniquement le titre. Cela sert à souligner la continuité du gouvernement. Les êtres humains remplissant la fonction ont, individuellement, des mandats fixes, mais « le Président » existe toujours.
— Et ce Président particulier… quel âge a-t-il ?
— Il est très vieux, monsieur. Il a trois cent trente-deux ans, répondit Giskard qui, comme toujours, avait réponse à tout.
— Il est en bonne santé ?
— Je n’ai jamais entendu dire le contraire, monsieur.
— A-t-il des caractéristiques personnelles qu’il serait bon que je connaisse ?
Cela parut faire réfléchir Giskard. Il répondit après un silence :
— Cela m’est difficile de le dire, monsieur. Il est dans son second mandat. On le considère comme un Président efficace, compétent, qui travaille dur et obtient des résultats.
— Est-il coléreux ? Patient ? Dominateur ? Compréhensif ?
— Vous pourrez juger de ces choses par vous-même, monsieur.
— Camarade Elijah, intervint Daneel, le Président est au-dessus des partis et des querelles. Il est juste et impartial par définition.
— Je n’en doute pas, marmonna Baley, mais les définitions sont aussi abstraites que « le Président », alors qu’un Président, avec un nom, est un être concret, avec un esprit concret.
Il secoua la tête. Son propre esprit, il était prêt à en jurer, était fortement concret. Ayant par trois fois pensé à quelque chose, pour l’oublier trois fois, il connaissait maintenant son propre commentaire au moment même où il avait eu cette pensée, et cela ne lui apportait rien : « Il était là avant. »
Qui était là avant ? Quand ?
Baley n’avait aucune réponse à cela.
72
Le Dr Fastolfe attendait Baley à la porte de son établissement, avec un robot derrière lui qui paraissait très peu robotiquement agité, comme s’il était incapable de remplir correctement sa mission d’accueil et s’en désolait.
(Mais aussi, on avait toujours tendance à attribuer aux robots des réactions et des mobiles humains. Fort probablement, il ne s’agissait aucunement d’agitation – ni d’aucune autre espèce de sentiment – mais tout simplement d’une légère oscillation de potentiels positroniques résultant de ce que ses ordres étaient de saluer et d’examiner tous les visiteurs, et il ne pouvait parfaitement accomplir son devoir sans repousser Fastolfe, ce qu’il ne pouvait faire non plus en l’absence de toute nécessité urgente. Il exécutait donc de faux départs, l’un après l’autre, ce qui donnait cette apparence d’agitation.)
Baley regardait distraitement le robot et il dut faire un effort pour ramener les yeux sur Fastolfe. (Il pensait à des robots, sans savoir pourquoi.)
— Je suis heureux de vous revoir, docteur Fastolfe, dit-il en tendant machinalement la main.
(Après son aventure avec Gladïa, il avait du mal à se souvenir que les Spatiens répugnaient à tout contact physique avec un Terrien.)
Fastolfe hésita un instant puis, la courtoisie l’emportant sur la prudence, il prit la main offerte, la tint légèrement et brièvement, la lâcha et dit :
— J’en suis encore plus enchanté que vous, Baley. Votre épreuve d’hier soir m’a beaucoup alarmé. Ce n’était pas un orage particulièrement violent, mais pour un Terrien ce devait être terrifiant.
— Vous êtes donc au courant de ce qui s’est passé ?
— Daneel et Giskard m’ont fait un rapport assez complet. J’aurais été plus rassuré s’ils étaient venus ici directement et si, éventuellement, ils vous avaient amené avec eux, mais leur décision venait du fait que l’établissement de Gladïa était plus près de l’endroit de la panne de l’aéroglisseur, et que vos ordres avaient été particulièrement intenses pour faire passer la sécurité de Daneel avant la vôtre. Ils ne vous ont pas mal interprété, j’espère ?
— Pas du tout. Je les ai forcés à me laisser.
— Etait-ce bien prudent ?
Fastolfe le fit entrer et lui indiqua un fauteuil. Baley s’y assit.
— Il m’a semblé que c’était la meilleure solution. Nous étions poursuivis.
— C’est ce que m’a dit Giskard. Il m’a également dit que…
— Docteur Fastolfe, interrompit Baley, excusez-moi. J’ai très peu de temps et je dois vous poser certaines questions.
— Je vous en prie, dit aussitôt Fastolfe avec son inaltérable politesse.
— Il a été dit que vous placiez vos travaux sur le fonctionnement du cerveau au-dessus de tout le reste ; que vous…
— Laissez-moi achever, Baley. On vous a dit que je ne supporterais aucun obstacle, que je suis totalement dénué de scrupules, sans la moindre considération pour l’immoralité ou les mauvaises actions, que je ne m’arrêterais à rien, que j’excuserais tout, au nom de l’importance de ma recherche.
— Oui.
— Qui vous a dit cela, Baley ?
— Est-ce important ?
— Peut-être pas. D’ailleurs, ce n’est pas difficile à deviner. C’est ma fille, Vasilia ? J’en suis certain.
— Peut-être. Ce que je voudrais savoir, c’est si cette estimation de votre caractère est juste.
Fastolfe sourit tristement.
— Attendez-vous de moi de la franchise sur mon propre caractère ? Par certains côtés, ces accusations sont fondées. Je considère réellement mes travaux comme la chose la plus importante du monde et j’ai réellement tendance à tout y sacrifier. Effectivement, je me désintéresse des idées conventionnelles de bien ou de mal, ou d’immoralité, si elles me gênent… J’en suis capable, mais je ne le fais pas. Je ne peux pas m’y résoudre. Et, plus particulièrement, si j’ai été accusé d’avoir tué Jander parce que cela me permettait en quelque sorte de faire progresser mon étude du cerveau humain, je le nie formellement. C’est absolument faux. Je n’ai pas tué Jander.
— Vous avez suggéré que je me soumette à un sondage psychique pour obtenir de mon esprit une information qu’il m’est impossible de découvrir autrement. Avez-vous pensé que si vous vous soumettiez, vous, à un sondage psychique, votre innocence serait démontrée ?