— Monsieur le Président, dit-il sans tendre la main. (Puis, avec un vague hochement de tête :) Et, naturellement, je connais déjà le docteur Amadiro.
Le sourire d’Amadiro ne fut pas troublé par la petite nuance d’insolence dans la voix de Baley.
Le Président, qui n’avait pas répondu à la salutation de Baley, plaqua ses mains sur ses genoux, les doigts bien écartés, et déclara :
— Commençons, messieurs, et tâchons de rendre cette conférence aussi brève et concluante que possible.
« Permettez-moi d’abord de souligner que je souhaite passer rapidement sur cette question de conduite, ou d’inconduite possible, d’un Terrien, pour en venir immédiatement au vif du sujet. Et quand je parle du vif du sujet, je ne veux pas évoquer cette affaire immodérément grossie du robot. Le sabotage d’un robot ne concerne que le tribunal civil. Il peut s’ensuivre un jugement pour atteinte à la propriété privée, assorti d’une condamnation en dommages-intérêts mais rien de plus. D’ailleurs, s’il était prouvé que le Dr Fastolfe a rendu le robot Jander Panell hors d’état de fonctionner, c’était après tout un robot qu’il avait conçu, aidé à dessiner, dont il avait surveillé la construction et qui lui appartenait au moment où la mise hors d’état de fonctionner a eu lieu. Par conséquent, aucune peine ne peut s’appliquer, puisqu’une personne est libre de faire ce qu’elle veut de ce qui lui appartient.
« Ce qui est réellement en cause, c’est l’affaire de l’exploration et de la colonisation de la Galaxie. Il s’agit de savoir si nous, les Aurorains, ferons cela seuls, au besoin avec la collaboration des autres mondes spatiens, ou si nous laisserons cette tâche à la Terre. Le Dr Amadiro et les globalistes voudraient qu’Aurora assume seule le fardeau ; le Dr Fastolfe souhaite l’abandonner à la Terre.
« Si nous pouvons régler cette question, alors l’affaire du robot pourra être laissée au tribunal civil et celle du comportement du Terrien deviendra probablement caduque et nous pourrons simplement nous débarrasser de lui.
« En conséquence, je vais commencer par demander au Dr Amadiro s’il est prêt à accepter la position du Dr Fastolfe, afin de parvenir à un accord, ou si le Dr Fastolfe est prêt à s’aligner sur la position du Dr Amadiro.
Le Président se tut et attendit.
— Je regrette, monsieur le Président, dit Amadiro, mais je dois insister pour que les Terriens restent sur leur seule planète et que la Galaxie soit colonisée par les Aurorains. Je suis toutefois prêt à accepter un compromis, c’est-à-dire à permettre que d’autres mondes spatiens se joignent à nous, si cela peut éviter parmi nous un conflit inutile.
— Je vois, murmura le Président. Et vous, docteur Fastolfe, après avoir écouté cette déclaration, acceptez-vous de renoncer à votre position ?
— Le compromis du Dr Amadiro ne nous apporte pas grand-chose, monsieur le Président. J’en proposerai un autre, d’une plus grande portée. Pourquoi les mondes de la Galaxie ne seraient-ils pas ouverts aussi bien aux Terriens qu’aux Spatiens ? La Galaxie est immense et il devrait y avoir de la place pour tous. Je suis prêt à accepter volontiers ce genre d’arrangement.
— Sans aucun doute, dit Amadiro, car ce n’est pas un compromis. Les huit milliards d’habitants de la Terre représentent une fois et demie la population de tous les mondes spatiens réunis. Les Terriens ont une vie courte, ils sont habitués à remplacer rapidement leurs pertes. Ils n’ont aucun respect pour la vie humaine individuelle. Ils vont se répandre sur tous les mondes, à n’importe quel prix, se multiplier comme des insectes, s’emparer de la Galaxie alors que nous prendrons à peine le départ. Offrir à la Terre une chance prétendument égale de coloniser la Galaxie équivaut à la lui donner, et cela n’est pas de l’égalité. Les Terriens doivent demeurer sur la Terre.
— Qu’avez-vous à répondre à cela, Fastolfe ? demanda le Président.
Fastolfe soupira.
— Mon point de vue est bien connu. Je crois que je n’ai pas besoin de me répéter. Amadiro a l’intention de se servir de robots humaniformes pour construire les mondes colonisés où les Aurorains s’établiront ensuite, trouvant ces mondes déjà tout prêts. Pourtant, il n’a même pas encore le premier de ces robots humaniformes. Il ne sait pas les construire et le projet se solderait par un échec même s’il en avait. Aucun compromis n’est possible à moins que le Dr Amadiro accepte le principe que les Terriens puissent au moins prendre une part dans la colonisation des nouveaux mondes.
— Aucun compromis n’est possible, déclara Amadiro.
Le Président parut mécontent.
— Je crains que l’un de vous deux ne soit obligé de céder. Je ne tiens pas à ce que le monde soit pris dans un déchaînement de passions sur une question d’une telle importance.
Il regarda fixement Amadiro, son expression bien contrôlée n’indiquant ni faveur ni défaveur.
— Vous avez l’intention de vous servir du sabotage de ce robot, Jander, comme argument contre le point de vue de Fastolfe, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Amadiro.
— Un argument purement émotionnel. Vous allez prétendre que Fastolfe cherche à discréditer votre point de vue en faisant faussement paraître les robots humaniformes moins utiles qu’ils ne le sont en réalité.
— C’est précisément ce qu’il essaye de faire…
— Diffamation, intervint Fastolfe à voix basse.
— Pas si je peux le prouver, ce qui est le cas, répliqua Amadiro. L’argument est peut-être émotionnel mais il portera. Vous le comprenez, n’est-ce pas, monsieur le Président ? Mon point de vue prévaudra, mais risque de provoquer des dégâts. Il vaudrait mieux que vous persuadiez le Dr Fastolfe d’accepter son inévitable défaite et d’épargner au monde l’immense tristesse d’un spectacle qui affaiblirait notre position parmi les autres mondes spatiens et saperait notre confiance en nous.
— Comment pouvez-vous prouver que le Dr Fastolfe a rendu le robot inopérant ?
— Il reconnaît lui-même qu’il est le seul être humain capable de le faire, vous le savez.
— Je sais, dit le Président, mais je voulais vous l’entendre dire, pas à vos électeurs, pas aux médias, mais à moi-même et en particulier. Ce que vous avez fait.
Il se tourna vers Fastolfe.
— Qu’en dites-vous, docteur Fastolfe ? Etes-vous le seul homme qui ait pu détruire le robot ?
— Sans laisser de traces physiques ? Oui, à ma connaissance, je suis le seul. Je ne crois pas que le Dr Amadiro ait suffisamment de connaissances en robotique pour le faire, et je ne cesse d’être stupéfait, alors qu’il a fondé cet Institut, de le voir si appliqué à proclamer sa propre incapacité, même épaulé par tous ses associés… et à le proclamer publiquement.
Il sourit à Amadiro, non sans ironie.
Le Président soupira.
— Non, docteur Fastolfe. Pas de rhétorique malicieuse, je vous en prie. Dispensons-nous des sarcasmes et des piques. Quelle est votre défense ?
— Eh bien, tout simplement que je n’ai fait aucun mal à Jander. Je n’accuse personne d’en avoir fait. C’était un accident, un hasard, l’élément d’incertitude présent dans les circuits positroniques. Cela peut arriver. Que le Dr Amadiro reconnaisse simplement que c’était le fait du hasard, que personne ne peut être accusé sans preuves, et alors nous pourrons discuter des diverses propositions de colonisation suivant leurs mérites.
— Non ! s’exclama Amadiro. Les chances d’une destruction accidentelle sont trop infimes pour être prises en considération, bien plus infimes que les chances de la responsabilité du Dr Fastolfe. Tellement plus infimes que ce serait de l’irresponsabilité de ne pas envisager sa culpabilité. Je ne céderai pas et je gagnerai. Vous le savez très bien, monsieur le Président, et il me semble que la seule mesure rationnelle serait de forcer Fastolfe à accepter sa défaite, cela dans l’intérêt de l’unité mondiale.